La Blogueuse Sandrine Lagorce parle du travail de Dennis Nona sur son très beau blog http://sandrinelagorce.canalblog.com/

Publié le 13 septembre 2011 par Artsdaustralie

 

Dindes de garde


Le travail de Dennis Nona, artiste contemporain australien, s’expose actuellement à Paris. (*NDLR à Rochefort jusqu'au 31 décembre 2011)  Natif des Îles du Détroit de Torres, entre le Cap York et la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les oeuvres de ce graveur-sculpteur nous accompagnent sur ces rives océaniennes où les ancêtres, présents en toutes choses, s’expriment encore dans le rêve des hommes et la réalité du monde.

A priori, rien ne me prédisposait à m’aventurer du côté des aborigènes d’Australie. D’abord, la perspective des vingt-quatre heures enfermée dans une carlingue volante ; ensuite l’avalanche de clichés associés au pays - du récital de didgeridoo aux tournois de boomerang, des touristes déchiquetés par des reptiles du jurassique ou des requins-marteaux, sans compter les veillées de biture dans des bars clignotants remplis d’écrans plasma où des brutes en short, rougeaudes et trapues, hurleraient des chants de stade dans un miasme de bière - tout cela, en effet, ne m’y encourageait pas. Même la curiosité d’approcher les monolithes de grès rouge sous lesquelles des visions rupestres dévoileraient leurs figures secrètes de charbon lié au sang - même cet appétit-là, pourtant insatiable, ne suffisait à mettre mon désir en route pour cette contrée lointaine.

Puis il y eut Brodzinski.
Tom Brodzinski, inculpé de meurtre pour avoir distraitement jeté son dernier mégot sur le crâne d’un retraité.
L’attentat eut lieu au début du livre de Will Self*, l’un des auteurs britanniques les plus stimulants d’aujourd’hui. S’il y est question d’une affaire démentielle où pigeon d’outre-mer, savant mégalo, blancs dégénérés et indigènes tyranniques s’empoignent pour sauver au mieux leurs intérêts, l’histoire nous emmène sur une île-continent qui ressemble fort à l’Australie. Ses nombreuses tribus et sous-clans rivaux, ses métissages embrouillés, son vieux racisme colonial et son folklore rituel, donnent le ton à ce roman survolté que seul un auteur comme Will Self est capable de pondre. Et c’est grâce à lui, grâce aux tribulations du héros dans cet univers hallucinatoire, que l’idée me vint d’aller voir de plus près de quoi l’Australie retournait.

L’occasion se présenta sous la forme d’une exposition temporaire de Dennis Nona, artiste australien dont j’avais entendu parler mais dont j’ignorais le travail. La conjonction Nona-Brodzinski, incongrue si l’on considère qu’ils sont la thèse et l’antithèse du sujet, les deux contrastes complémentaires d’une même réalité transmutés par la création artistique - cette mise en branle du cerveau droit dont personne n’a encore démonté les ressorts. Après m’être délectée de l’Océanie brodzinskienne, il me fallait un contrepoids pour retrouver l’équilibre du funambule. La chose fut entendue par le truchement de Nona.

L’artiste vient d’un îlet du bout du monde qui, à contempler ses estampes et sculptures, doit ressembler au paradis perdu de nos lointains aïeux. Quelque chose qui aurait un goût de Bounty et la température d’un bord de mer tropical qu’une brise légère, délicatement parfumée de vanille, viendrait effleurer les soirs de barbecue. Les flots auraient livré avec discernement leurs offrandes de pêche, et le large, au lointain, accueillerait pour la nuit la volée descendante d’un soleil d’orpiment. Les esprits des ancêtres, flânant dans les parages, seraient en quête d’une conscience en éveil pour lui chuchoter mémoires héroïques et recettes perdues. Des canoës constellés de motifs occultes côtoieraient des tortues et des raies pastenague dont les bonds hors de l’eau révèleraient des augures que seuls les initiés seraient à même de comprendre. Les étoiles et la lune deviendraient les témoins d’une douceur primitive à nulle autre pareille qu’un flûtiste en queue-de-pie achèverait d’illustrer d’un adagio limpide en guise de somnifère.

Sur ce, déboulerait une bestiole hystérique qu’un staccato rageur précipiterait dans mes jambes. Perché sur deux pattes de volaille ("dinde du bush", nous dit-on), le machin - un crâne humain gravé de pictogrammes - tressauterait comme un damné dans les braises de l’enfer. Un pif cyranesque à plumes de casoar rehausserait ses yeux d’aruspice étouffant un tumulte de cris suraigus. L’audace de ma présence serait annoncée au village et je palperais mes poches en vue d’une compensation. Je doute qu’un Pass Navigo ou qu’un Kiss-Cool collé dans un vieux ticket de caisse fassent l’objet d’un troc effréné de la part de mes hôtes parce que là, les enfants, finie la rigolade, nous ne sommes plus dans un sketch naturiste du film Le Lagon Bleu.

La culture ancestrale de Nona ne vivait pas de vocalises en tressant des paniers. Véritables chasseurs de têtes, ce peuple de la mer collectionnait des crânes d’ennemis glanés au gré de rixes et d’incursions dans les tribus voisines. Les trophées rapportés, ornés d’accessoires de nacre, servaient ensuite de monnaie d’échange avec les Papous au-delà du détroit. Les preux défunts de la lignée transmettaient aux enfants leur puissance guerrière en offrant ainsi leur tête décapitée. On y grattait ensuite la zone frontale pour en extraire de la poudre d’os qu’on transformait ensuite en pâte fortifiante. Bébé enfournait alors sa bouillie miraculeuse qui lui permettrait d’égaler les héros de son clan.

L’artiste matérialise cet univers séculaire en réactualisant les traditions et les mythes de chez lui. Travaillant le bronze, l’aluminium et le cuivre, il en fait surgir une faune fantastique où l’homme harmonise ses valeurs et son âme au milieu qui l’entoure. Ses estampes participent de la même impulsion, guidée la nuit par son grand-père, avec des plantes surnaturelles inondant l’espace, des astres aux rayons vivifiants et des totems animaliers sur des coquillages trompette. La grâce du trait et l’élégance chromatique, délicatement rendues par le difficile procédé à l’eau-forte, où la plaque de métal appliquée sur un papier épais laisse une empreinte en creux sur son grain duveté. C’est un monde onirique parfaitement abordable que l’artiste nous propose au travers de ses oeuvres ; un songe rempli d’un passé déclinant mais que lui, fils prodige de ces îles céruléennes, réinvente fidèlement pour nous l’offrir intact sous un ciel plus laiteux.



"Dennis Nona. Entre ciel, terre et mer ou le mythe revisité. Îles du Détroit de Torres, Australie. Oeuvres récentes : estampes et sculptures"
Ambassade d’Australie à Paris, du 27 janvier au 20 mai 2011.
Musée d’Art et d’Histoire de Rochefort, du 30 juin au 31 décembre 2011.

Galerie Arts d’Australie-Stéphane Jacob : www.artsdaustralie.com/

* SELF, W., No Smoking, Editions de l’Olivier, 2009.

Photographies
Yati Kuik, 2006, bronze, nacre et plumes, 28 x 23 x 30 cm, Collection The Australian Art Print Network, Sydney.
Tura Nagaï, 2009, eau-forte, 71 x 110,5 cm, Collection The Australian Art Print Network, Sydney.

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