Dans toutes les grandes villes il y a des zones comme le 16ème de Paris, près du Trocadéro, que l’on pourrait qualifier de neutre, indéfinie, sans une identité précise et caractéristique. Il s’agit d’une sorte de quartier frontière où tout est inférieur, où il n’y a aucunes attractions pour les touristes et aucuns monuments architectoniques. C’est dans cette zone que se passe une grande partie de l’action dans la plus part des romans du prestigieux écrivain français Patrick Modiano, Prix Goncourt en 1984 pour Rue des boutiques obscures, Grand prix du roman de l’Académie française et Prix littéraire Prince-Pierre-de-Monaco pour l’ensemble de son œuvre.
Ces territoires sont attirants précisément car il n’y a aucunes publicités pour pousser à les visiter. Le manque d’histoire ou de célébrité leur donne une qualité très spéciale qui les rend paradoxalement uniques, c’est-à-dire que nous avons la possibilité de nous en rapprocher avec un regard étroitement lié avec l’onirique, car il est beaucoup plus facile de s’imaginer des choses dans ces quartiers que dans ceux dans lesquels le poids de l’Histoire conditionne de façon considérable le nombre et genre des récits possibles. Ils sont comme une page blanche qui permet l’invention et la réinvention constante d’identités et de vies et ce n’est pas par hasard qu’un grand nombre de personnes aient statistiquement disparus en eux, comme si sous son apparence de normalité opéraient des forces étranges, des singulières mobilités capables de faire disparaitre le gens, au moins comme on les connaissait.
Modiano est un de ces écrivains français qui, au moins depuis Baudelaire, ont sentit la fascination de vaguer sans cap dans les rues de Paris pour réinventer la réalité et trouver par hasard dans ces rues les traces de la véritable vie ou au moins des accès inespérés vers d’autres mondes possibles où vivre soit une activité digne. Dans ce sens, cet homme extrêmement tranquille et attentif est un étrange héritier de la sensibilité surréaliste et ses plus notables continuations, très singulièrement la théorie et la pratique de la dérive urbaine situationniste.
Justement une citation de Guy Debord sert de portique et est à l’origine du nom Dans le café de la jeunesse perdue, un de ses romans parisiens les plus beaux, émouvants et mémorables. Car cela arrive pratiquement dans tous ses livres, à un moment de l’histoire de moins de 150 pages, autre constante dans toute sa production littéraire, nous savons que nous allons trouver un garage et nous savons aussi que la ville sera le reflet d’un labyrinthe intérieur où les gens se cherchent et les identités se montrent comme des artifices fragiles et peu consistants. Et qu’une prose en apparence simple mais incroyablement précise (comme aussi sont précis tous les détails, pour qu’a la manière d’un tableau de Magritte se déploie mieux le coté onirique de la narration, de la même façon que la profusion d’informations exactes que l’on trouve généralement dans les grands mensonges) va nous conquérir avec son incroyable lyrisme.