Voici donc une nouvelle occasion de dormir sous la protection de photographies. Je ne sais pas si cela devient une mode ou bien s’il s’agit d’un hasard. Mais en arrivant à une heure plutôt avancée de la nuit, il y a un peu plus de huit jours, dans un hôtel luxueux de Penafiel qui domine cette vallée verdoyante située à l’Est de Porto, la « Vale do Sousa », je me suis immédiatement plongé dans le passé.
Nous sommes en terre de pierre dure, de granite sculpté à grand peine, contrastant avec des murs de crépis blanc. Sur la photographie plaquée à l’arrière de mon lit, prise peut-être un jour de marché, les habitants semblent endimanchés. Un tramway joue une sorte de cérémonie du paraître devant un bâtiment officiel – hôtel de ville – faisant face à l’église. On est en terre catholique et paysanne, une terre d’émigration. Et pourtant la vallée semble riche de vignobles, dont une partie est installée en espaliers entre les maisons.
J’ai été invité dans cet espace pour écouter à Lousada les récits qui ponctuent quatorze années d’efforts, depuis la première étape de l’analyse scientifique des bâtiments romans, modestes chapelles et petites églises, jouxtant souvent des couvents, devenus austères par la quasi disparition des fresques et le départ des moines.
Un espace singulier est ainsi mis en relation avec la vaste histoire de l’art roman européen et avec celle des grands abbés de Cluny qui ont renforcé ces territoires dont les infidèles n’étaient partis que depuis peu de temps. Un espace repris aujourd’hui en compte en tant que projet culturel pour lequel les municipalités se sont liguées afin de trouver les moyens de restaurer, d’aménager et de guider les touristes.
Après trois jours passés à l'écoute de ces exposés où j’apporte ma part et où j’apprends moi-même beaucoup, je comprends mieux quels sont les enjeux et en même temps les difficultés d’un tel itinéraire. Je suis confronté, une fois de plus à la recherche d’une patrimonialisation de l’espace.
Mais cette fois-ci, je ne me trouve pas dans un territoire de déprise, comme à la Chaise-Dieu où l’espace alentours se ferme par des forêts mal contrôlées et des terres à l’abandon, tout en essayant de sortir de l’image qui a été mise en avant trop longtemps : celle du lieu miraculeux où, dans une abbaye de première importance éloignée de tout, l’abbatiale de Saint Robert, Georges Cziffra a fait revenir la musique religieuse en poussant à la restauration des orgues superbes datant du XVIIIe siècle. La mystique d’un bâtiment surveillé et poussé de ses vœux par un pape d’Avignon pour y être enterré, a su capturer un public au moins annuel, venu retrouver pendant un Festival de grande qualité, des racines en grande partie réinventées de toutes pièces.
Une relecture fondée sur le réseau des monastères et des abbayes européens fils et filles de la Chaise Dieu, tente aujourd’hui de remettre le lieu dans un contexte plus large, tout en n’abandonnant pas la clef de voute de l'ensemble que constitue ce monument exceptionnel, son architecture, ses tapisseries uniques et sa danse macabre.
Je me trouve au contraire ici dans un contexte suburbain où la mystique a abandonné les lieux au profit d’un monde séculier dont les bâtisses mordent l’espace, à la manière de tous les dortoirs de toutes les banlieues du monde. Les vignes se fragmentent en devenant des jardins de villas de fin de semaine. La petite industrie s’infiltre au gré des autoroutes qui se multiplient pour justifier les subventions de l'Europe. Les monuments, modestes je l’ai dit, mais dont la présence avait constitué un maillage de l’espace en signifiant le religieux diffus de la société, s’estompent dans un territoire menacé de toutes part. Tout ce qui fait que le Roman saintongeais ou celui de la Province d’Asti continuent de faire sens en tant que systèmes paysagers ruralisés, voire comme des chemins de foi reliant les désirs des pèlerins d’amont vers les pardons des sanctuaires d’aval, doit être ici raconté, restauré par le discours ou la mise en scène, après que les monuments aient été pris en compte dans une démarche architecturale de restitution qui mêle plutôt agréablement l’ancien et le contemporain.
Et pourtant la société traditionnelle n’est pas si loin. Plus proche en tout cas qu’en France ou en Allemagne. Le Portugal, que la crise économique frappe encore plus que d’autres pays en transition vers la modernité de la globalisation, sans doute en raison même de son attachement à la ruralité, vacille sans savoir choisir le modèle social qui lui convient le mieux. Et un itinéraire conçu comme un parcours historique et patrimonial reflète parfaitement cette contradiction, cette hésitation, sans savoir quelle allégorie utiliser.
Je n’aurais pas eu le temps d’aller plus avant dans la manière dont le discours pourrait être repris et comment les fils pourraient être tissés autrement. J’en reviens avec une grande admiration pour toute la portée sociale du geste : redonner de la fierté à ceux qui habitent un territoire dont la mémoire risque de sombrer. Mais il faudrait prendre le temps de discuter, de faire, justement, avec les habitants, œuvre de mémoire pour présenter cette route avec fierté aux « touristes », non seulement dans la perspective de l’histoire catholique des XIIe et XIIIe siècle, mais dans le contexte du siècle précédant le notre où la tradition s’est dévoyée en supportant un régime fasciste, avant que l’aspiration à la modernité n’étouffe toute vision critique sur l’importance de remettre en perspective les traditions, dans une période de globalisation.
Je comprends en effet la raison pour laquelle dans un hôtel design, conçu comme un parallélépipède de verre et de béton, pourvu d’un spa du meilleur effet, les chambres avouent la nostalgie du marché aux bestiaux et des fêtes populaires. C’est en effet un aveu, sans doute involontaire.
Nos hôtes nous font visiter la « Fabrica di Pao de Lo de Margaride », petite fabrique de biscuits locaux propres à accompagner le vin de Porto. La maison, pleine de peintures et d’objets nostalgiques, comporte de grands fours et une salle que les ouvrières en tabliers noirs et en chignons ont désertée pour laisser place à une autre forme de patrimonialisation.
Une clef de lecture, parmi d’autres, à valoriser ? Combien de ces souvenirs peuvent ainsi figurer, comme le respect de soi, pour aider à raconter, en "Vale do Sousa" sur une Rota do Romanico, une histoire différente de celle des paysages romans de la Catalogne ou de la Bourgogne ?