Après Jacques Rivette, c'est au tour de Claude Chabrol de nous offrir cette année un grand film et un beau personnage féminin. Hyppogriffe l'avait annoncé non sans gourmandise, La fille coupée en deux est l'un de ses meilleurs films et peut être bien l'un des sommets de son oeuvre, une quintessence et une synthèse. Soit donc une histoire de passion, d'érotisme, de pouvoir, de mensonges, d'amour, de folie, une histoire de cinéma. Soit un écrivain célèbre, caustique et talentueux, amateur de belles femmes et de beaux livres, marié, qui s'éprend d'une jeune présentatrice de télévision. La jeune femme est ambitieuse et belle, elle est aussi encore naïve, innocente et prête à aimer totalement. Soit le rejeton d'une noble famille de barons de l'industrie. Riche, portant de terribles chemises, arrogant, détestable, mais habité d'une étrange et attachante fêlure. Le rejeton s'éprend aussi de la belle présentatrice. Elle choisi l'écrivain et le suit dans dans des jeux délicatement pervers. Lorsqu'il la quitte, elle se raccroche au rejeton et accepte de l'épouser. Mais le drame couve sous les anciennes rancoeurs.
Alors, on va bien sûr parler d'une nouvelle exploration par Chabrol des turpitudes de la bonne société. Il y a bien un secret mal enfoui, de fines parties dans une maison close de luxe, de la vie de province où tout le monde sait tout sur tout le monde et le cynisme du principe de réalité. C'est vrai mais ce n'est pas forcément l'essentiel dans la mesure ou ce milieu si souvent présent dans le cinéma chabrolien me semble avant tout une terre cinématographique au même titre que le Mexique de Sam Peckinpah où l'ile de Farö pour Ingmar Bergman. Une terre, un espace dans lequel Chabrol peut décliner ses thèmes favoris : la corruption du pouvoir (livré à l'ivresse) et la perversion de l'innocence. Un espace dans lequel il peut filmer tout à loisir ce qu'il aime par dessus tout : les livres, la bouffe, les grands crus et les belles femmes. Et puis citer ses grands maitres puisque, comme Rivette, son cinéma s'est formé chez Hawks, Lang et Hitchcock.
Perversion de l'innocence, Gabrielle Deneige (merveilleuse trouvaille) est issue de la longue lignée d'héroïnes à laquelle je rattacherai les personnages de Stéphane Audran dans Le boucher, Isabelle Huppert dans Violette Nozières et Madame Bovary, Sandrine Bonnaire dans La cérémonie ou encore Emmanuelle Béart dans L'enfer. Ludivine Sagnier y trouve sa plus belle composition et Chabrol a l'élégance de ne pas nous la filmer nue façon Ozon au bord de la piscine, faisant preuve de beaucoup de pudeur, y compris dans une scène difficile dans laquelle elle se livre à un caprice de l'écrivain. Comme les personnages précédents, Gabrielle est innocente d'âme même si elle est tout à fait une femme moderne, libre, ambitieuse et autonome. Elle est prête à s'émerveiller et à s'investir dans une passion, prête à tout donner. « J'ai brulé mes malles en venant ici » disait la Vienna de Johnny Guitar. Hélas pour elle, le monde étriqué dans lequel nous vivons est bien cruel aux rêveurs et Gabrielle va encaisser de rudes coups. Elle synthétise donc nombre de caractères des héroïnes de Chabrol mais celui-ci, certains réalisateurs évoluent ainsi avec l'age, fait preuve d'indulgence et lui offre une chance de salut. Ce finale est d'autant plus touchant qu'il est aussi une sorte de retour au cinéma des origines, celui de Georges Mélies, avec sa filiation avec la prestidigitation, la surimpression et ce magnifique gros plan qui clôt le film.
Gabrielle agit comme un révélateur pour les autres personnages. Elle ramène Charles Saint-Denis, l'écrivain, à la fois à une certaine jeunesse à travers la passion qu'il lui inspire, mais aussi à ses propres limites puisqu'il préfère le confort de sa vie réglée entre femme compréhensive, éditrice maternelle et perversions du samedi soir entre amis. Francçois Berléand lui donne un visage fort mais roué, avec ses citations littéraires continuelles, ses piges au Nouvel Observateur et sont réel talent d'écrivain. Le portrait est caustique mais reste humain avec d'une part la gourmandise épicurienne du personnage et quelques scènes émouvantes, notamment celle où il la revoit lors de l'essais de la robe de mariage. Saint-Denis est aussi non sans humour une facette de Chabrol, artiste jouisseur (et doué!) mais pris entre pouvoir confortable et aspirations plus élevées. Chez Paul Gaudens, Gabrielle fait aussi ressortir le meilleur avant de provoquer le pire. Benoît Magimel joue sur le fil de l'excès les postures de dandy ridicule du jeune héritier. Mon amie, pendant la séance ne cessait de répéter à chacune de ses apparitions : « Mais c'est trop, là c'est trop ». Pourtant, si ses premières approches hérissent, on finit par croire à sa sincérité et le personnage prend de l'épaisseur. D'une façon plus générale, la réussite du film tient en partie au travail de Chabrol sur ses personnages. Il y en a une dizaine et aucun ne tombe, comme parfois dans ses films, dans la caricature ou le schématisme. Tous ont de l'épaisseur, il n'y a pas de faire-valoir. Les deux personnages de mère joués par Caroline Sihol (Paul) et Marie Bunel (Gabrielle) sont à et égard remarquables, possédant leur histoire propre et agissant en cohérence pour leurs enfants, chacune à leur manière. Et pour finir avec les femmes très présentes ici, je tiens à saluer la prestation de Mathida May terriblement sensuelle avec ses premières rides et sa ligne toujours impeccable en Capucine Jamet, éditrice de Saint-Denis et sorte d'ange noir de ses débauches.
La réussite de Chabrol, c'est évidemment une mise en scène particulièrement maitrisée et inventive. Subtile, elle n'est pas voyante, pas de mouvements d'appareils sophistiqués, mais une limpidité dans la conduite du récit sans défaut. La fille coupée en deux est l'un de ses plus beaux montages, sans un temps mort, sans un plan qui ne réponde immédiatement à un autre. Le film progresse dans un grand mouvement logique qui se fait le plus souvent à l'intérieur des plans. Ainsi dès le début, la relation entre Saint-Denis et Capucine Jamet passe à travers une action anodine (l'arrivée d e l'éditrice au domicile de l'écrivain), un dialogue à la fois brillant (de Chabrol et Cécile Maistre) et fonctionnel, et ce petit geste en arrière plan esquissé de doigts baladeurs. Joli. Les ellipses sont amples (le voyage à Lisbonne), les rapports visuels inventifs (Le tramway qui ramène au souvenir toujours présent de l'écrivain) et il y a un travail formidable sur les couleurs. C'est Eduardo Serra qui signe la photographie et Chabrol joue en virtuose de compositions magnifiques, les tons beiges de la première scène chez l'écrivain, l'utilisation du rouge pour Gabrielle, couleur de passion et de mort (Le filtre du générique annonce le mécanisme qui fera se rencontrer l'écrivain et la jeune femme), la soirée où les costumes noirs forment un écrin à la robe rouge, je pourrais continuer encore mais je ne voudrais pas lasser. Et préserver quand même le plaisir de la découverte (je me suis d'ailleurs interdit de lire mes camarades blogueurs avant de voir le film). Vive Chabrol, donc, qui vient de nous offrir un film réjouissant, plein d'humour (la première partie est franchement sous le signe de la comédie), aux traits acérés (l'hilarante séquence de l'entretien télévisé, les soeurs Gaudens, les ridicules de l'écrivain) et finalement d'espoir avec le visage reconstitué, apaisé enfin, de la fille coupée en deux.
A lire aussi chez le Dr Orlof et Hyppogriffe.
Le site du film
Photographies : Allociné