Marguerite de Navarre, l’Heptaméron
L’accablement, le pesant accablement face à une réalité souvent tragique pousse les êtres à épouser des réactions diverses, certains cèdent sous le trop plein d’émotion et se suicident, d’autres acceptent la fatalité et sombrent dans la déprime, d’autres encore renouent le contact avec la religion, car les vérités universelles ramènent à l’essentiel.
- J’ai fait un jeûne pour la mémoire de ma mère et me suis réconcilié avec ma religion, m’a-t-il dit.
À cet instant, j’étais heureux pour lui, soudain, il n’était plus seul, sa foi allait enfin lui redonner la force de s’accrocher à ce destin à la fois stupide et tragique, il se préparait sans en prendre conscience à sa revanche, à son combat, car il ne faisait que commencer, il devait liquider un magasin, tenter de gagner un peu d’argent, rembourser ses dettes et gérer cette femme monstrueusement égoïste qui avait ruiné sa vie et qui ne s’occupait que de deux choses : d’elle-même, et de cette passade amoureuse qui lui donnait la force de croire qu’elle était une autre.
Atteint dans son amour propre, il ne savait pas comment agir avec elle, lui dire qu’il savait qu’elle le trompait, la jeter dehors ou la consoler, car être poussé à abandonner sa famille est un signe de grande souffrance :
- Philippe, je fais quoi, je crois qu’elle ne me trompe pas comme je l’avais pensé.
- Et comment le sais-tu à présent ?
- Mes filles ont parlé avec elle et lui ont dit ce qu’elles pensaient, l’autre a répondu que jamais elle ne me trompait.
- Et alors, dans l’absolu ce n’est pas cela qui compte, et qu’est-ce qu’une aventure amoureuse dans la vie d’un homme ou d’une femme, c’est un épiphénomène, c’est une passade, un instant, qui peut parfois remettre un couple sur les rails, cela ne remet nécessairement pas tout en cause, non, ce qui est grave dans ta situation, c‘est que cette femme à qui tu as donné les pleins pouvoirs décide, du jour au lendemain, de mettre sa tête dans le sable et de ne plus faire son travail tout en se jetant dans une croisade personnelle en abandonnant le navire qu’elle dirige droit vers la cascade.
- Mais tout de même…
- Tout de même quoi, qu’elle se tape un mec plus jeune on s’en fout, de toute façon, que partageais-tu avec cette femme depuis des années ?
- Rien, plus rien, à part le soir de mon anniversaire, j’ai cru que...
- Oh arrête un peu, tu as cru quoi ? Qu’elle t’aimait à nouveau ? Et de quoi te plains-tu ? Avec cette histoire, elle te donne le moyen de briser ce qui te liait encore à elle, alors profite de cette aubaine et libère toi de tes chaines au lieu de pleurer sur ton sort.
- Oh, de toute façon, je ne veux pas qu’on me plaigne.
- Encore heureux, ça fait des années que je te mets en garde, que je te dis de faire attention, de lui retirer peu à peu ces pouvoirs que tu lui as donné et qu’elle est incapable de gérer. Toutes les fois où elle se plaignait en disant combien elle travaillait, et sa compta, sa compta ? Mais elle se fout de qui, elle est incapable de faire une compta cohérente pour une commerçante, elle n’y connaît rien, elle ne réfléchit pas et pourtant, ce n’est pas compliqué aujourd’hui, tu as des logiciels tout ce que tu as à faire, c’est rentrer les chiffres dans le programme, les dépenses, les achats, les ventes, et même ça, elle en est incapable ??? Tu le savais, tu n’avais qu’à confier ce travail à quelqu’un de compétent, ça t’aurait coûté un peu, certes, mais tu ne serais pas dans cette situation aujourd’hui, alors qu’elle, comme une enfant, elle a poussé la poussière sous le tapis en se disant qu’elle avait fait le ménage.
- Mais, je n’en savais rien.
- Arrête de mentir, ça suffit, tu le savais très bien, mais tu voulais éviter de la vexer, et en la vexant tu réveillais le dragon, alors en évitant de la vexer tu t’es poussé toi-même à la ruine à travers elle, et si ça se trouve, c’est à cause de toi qu’elle s’est lancée dans le théâtre, car elle était si lâche que c’était le seul moyen pour elle d’abandonner la partie en ne pensant plus qu’à une chose, elle, sa beauté, son « talent » de star.
- Tu veux dire qu’on fait une belle paire.
- Ah ça, oui, vous êtes une belle paire de cons tous les deux ! Hier soir sur RTL Allemagne, il y a avait cette émission Wundertalent, une jeune femme, la trentaine, moche, très moche, un visage ingrat, des dents en râteau de jardin, des cuisses dignes de la race porcine, enfin, elle n’était vraiment pas gâtée par la nature, mais elle était convaincue d’être une chanteuse exceptionnelle, une danseuse unique, la Michael Jackson féminine, bon, jusque là tout allait bien et puis, est venue son heure de gloire…
- Alors ?
- Alors ? Un cauchemar, elle chantait faux dès les premières notes, elle ne dansait pas, elle bougeait ses hanches, son postérieur, cette femme malheureusement n’avait pas le moindre talent, mais elle avait une conviction, celle d’être une artiste exceptionnelle et ceux qui la jugeaient étaient aveugles, ils ne voyaient rien, c’était des cons.
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Ce que je veux dire, c’est qu’il existe des personnes qui vivent dans un monde bien différent du notre, et qui croient à des vérités qui n’en sont pas. Cette femme croyait être une artiste, elle en était loin, ta femme se prend pour une diva, peut-être mais on ne s’improvise pas acteur de théâtre sans avoir un minimum de routine, un minimum de talent, ou sans prendre le moindre cours. Alors peut-être ta femme a-t-elle ce talent, et sincèrement je le lui souhaite, mais scier la branche sur laquelle elle est assise, c’est de la bêtise pure et simple.
- Mais pourquoi tu ne m’as rien dit plus tôt ?
- Mais je te l’ai dit, je l’ai même dit à ta femme, mais comme d’habitude, comme elle, tu n’as rien écouté.
- Tu lui en veux ?
- Pas pour ce qu’elle t’a fait, parce que dans le fond, tu le mérites, tu payes pour ta lâcheté.
- Alors pourquoi tu lui en veux ?
- Pour le mal qu’elle a fait à Mamie. Tu vois, elle a passé les 30 dernières années à se venger sur cette pauvre femme, et moi qui parlais tous les jours avec elle, je sentais sa douleur et sa souffrance de vivre abandonnée.
- Elle t’aimait, elle t’aimait comme son fils.
- Je sais, moi aussi je l’aimais, c’était ma mamie, toujours heureuse de m’entendre, toujours gentille et positive, pleine d’amour et de mots doux comme le miel sonnant à mes oreilles. Quand on allait la voir, elle me faisait des pâtisseries extraordinaires avec le gout du soleil, quand elle venait chez nous, je lui faisais des gouters qu’elle adorait, elle me disait que pour son diabète, elle ne pouvait pas, mais elle faisait des entorses et on riait, on riait, on se tenait la main on se racontait la vie et elle buvait du café avec du sucre et le lendemain elle m’appelait : Philippe, tu le crois pas, l’infirmière est passée, elle m’a fait mon dextro, tu le crois pas mon chéri, mon diabète est en dessous de la normale, elle me disait, Madame Gaby, votre taux de sucre est très bas aujourd’hui, c’est bien, c’est même très bien, vous respectez votre régime. Alors, je lui ai même pas dit tout ce que j’ai mangé chez toi hier, sinon, elle serait tombée par terre, oh mon chéri tu es le meilleur des docteurs… et on continuait à rire. Mais ta femme, elle avait toujours des paroles de colère en parlant d’elle, elle ne lui pardonnait pas, et cette peste a insufflé sa haine à ses filles, à tes filles pour leur grand-mère et c’est cela que je ne pardonnerais jamais à ta femme, comment pouvait-on maudire une femme si généreuse, comment pouvait-on lui retirer l’amour de ses petits enfants, elle qui avait passé sa vie à aimer ses enfants et même les enfants des autres.
- Elle t’a appelé sur son lit de mort, tu sais… Me dit-il en baissant le regard.
- Je sais… Et tu sais pourquoi je n’étais pas là ? Ta sœur ne voulait que la famille…
- Quelle conne aussi celle-là, tu sais, aux derniers instants, on était tous là et elle s’est relevée, comme si elle sortait de son cercueil, elle nous a regardé un à un et elle a dit : Il est pas là Philippe ? J’ai eu l’air d’un con, t’étais pas là, t’étais pas là… Il m’est tombé dans les bras, nous avons pleuré comme deux gosses à cet instant. Elle t’aimait tellement… ajoutait-il en sanglotant.
- Tu sais, quand ta sœur n’était pas à l’hôpital, et que tu étais encore au magasin, j’étais seul avec elle dans sa chambre, c’est moi qui l’amenais aux toilettes, je la portais et je la remettais dans son lit, il n’y avait personne d’autre, qu’elle et moi, elle s’excusait, elle était dérangée, je la rassurais, on se tenait la main et elle dormait, enfin, elle somnolait avec les tuyaux partout que je remettais lorsqu’elle avait du mal à respirer, ça tu pouvais pas le savoir, tu ne le savais pas, personne ne le sait à part mamie et moi. On lui avait mis une perfusion avec du lactose, j’avais signalé qu’elle avait une intolérance, mais tout le monde se foutait de ce que je disais et elle, elle en était malade, et quand je vous l’ai dit vous n’avez rien fait non plus.
- On n’était pas médecin.
- ça n’a rien à voir, tu sais bien que lorsque tu as une intolérance, il n’y a que toi qui le sait, pas un médecin qui ne te connaît pas.
- Oui c’est vrai, mais c’est trop tard à présent.
- Elle était condamnée, on aurait jamais du l‘amener à l’hôpital.
- Oh écoute, arrête, on ne peut plus rien faire à présent.
- Oui, je sais, mais la colère est encore présente en moi, contre cet hôpital et ces médecins incompétents, contre ta sœur, contre ta femme et tes méchantes filles.
- Oui, c’est vrai maman avait dit que mes filles étaient méchantes.
- Oui, elle l’avait dit chez moi et comme ma fille était gentille avec elle, Mamie elle était heureuse d’avoir au moins près d’elle une enfant qui pouvait avoir de l’amour pour elle. Alors, quand tes filles me font du cinéma en prétendant que Mamie leur manque, j’ai envie de hurler et je leur dis qu’il fallait profiter d’elle de son vivant et pas la pleurer après sa mort, tes filles, faut plus m’en parler de tes filles…
- Oui mais ce sont mes filles.
- Ah oui ? Tu crois vraiment ? À part l’ainée, les deux autres ne font que t’utiliser et toi comme le bon pain, tu te laisses pétrir.
- Oui, mais ce sont mes filles et rien ne pourra le changer.
- Alors explique moi pourquoi tu es un étranger dans ta propre famille ? Tu sais ce que je ressens, j’ai le sentiment que le rapport que tes sorcières entretenaient avec ta mère, c’est avec toi qu’elles l’entretiennent à présent. Et tu sais pourquoi ?
- Pourquoi ?
- Parce qu’elles vivent dans la colère et pas dans l’amour. Ta femme vit dans la colère, tes enfants aussi.
- Mais pourquoi est-ce que je vis pas dans la colère moi ?
- Toi, contrairement aux autres, tu réfléchis, tu pardonnes.
- Bon et bien ça confirme ce que je disais, ma femme est une abroutie, mais mes filles sont plus intelligentes.
- Et la seconde ?
- Il est vrai qu’elle tient beaucoup de sa mère… Au fait, aujourd’hui, c’est l’anniversaire de la mort de mamie, c’est drôle qu’on y pense sans s’en rendre compte… elle encore un peu avec nous…
- Oui, je crois… j’en suis sur, sinon, pourquoi aurais-je parlé d’elle aujourd’hui, elle ne veut pas qu’on l’oublie.
- On ne l’oubliera pas, me dit-il en me prenant la main.
À suivre…
PS. Ce texte n’est pas libre de droit, merci de votre compréhension.