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De ne pas penser

Publié le 26 novembre 2006 par Jérôme / Khanh Dittmar / Dao Duc
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Depuis que les consoles puissantes ont envahies nos salons, nous ne sortons plus pour jouer. Le jeu vidéo, distraction foraine par excellence dont nous partions autrefois à la rencontre dans les salles d’arcade ou les parcs d’attraction, est aujourd’hui au centre de notre espace quotidien. Il s’est déplacé. La disparition des salles d’arcade en France, qui pullulent toujours au Japon, a changé notre rapport au jeu. Pourtant sa nature foraine reste, et nous l’oubliions. Nous voulons croire, comme la Biennale d’Art Contemporain de Lyon en 2001, que le jeu vidéo aurait un sens caché mais situable, que nous pourrions le jauger à l’aune des critères esthétiques du passé, qu’il pourrait révéler la nature de certains comportements sociaux ou individuels, qu’il pourrait s’inscrire dans la continuité d’une recherche artistique cohérente et logique, qu’il aurait une place dans le monde évoquant notre rapport aux images et l’art en général. C’est vrai, le jeu vidéo joue beaucoup avec ce que nous propose l’art contemporain et les tentatives de filiations, d’analyses comparatives sont tentantes. Mais c’est un peu pressé, facilement et à l’aveugle que les ponts se créent entre l’art contemporain et le jeu vidéo, qui est unique, indivisible, profondément hermétique à tout et surtout qui reste purement forain. Pourtant, nous faisons tout pour nous persuader du contraire, pour croire en une éligibilité suprême, à une transcendance culturelle d’un médium populaire résistant aux récupérations.

Jouer, c’est ne pas penser. En jouant au jeu vidéo, comme dans toutes activités foraines, compte d’abord l’adresse, l’agilité, le maniement, la précision, puis l’étonnement, l’excitation ou la sensation en général. Quelque soit les univers proposés, quelque soit la manière de créer une médiation avec, les principes essentiels restent les mêmes, ils sont tous hérités d’une nature foraine. Contrairement au cinéma qui très jeune s’est mis à philosopher (voir les textes d’Artaud, de Béla Balazs), le jeu vidéo est resté forain, il ne donne pas à penser, son but est ailleurs. En jouant l’ensemble de mes gestes comptent pour rien, ils sont nuls, tout n’est que simulation, faux, copie, provoqués dans un but de pure vacuité qui n’a d’autres limites et intérêts que le jeu. Notre capacité à le faire durer, à nous répéter, à gagner, y compris dans les univers où l’illusion de la liberté et du choix d’action est la plus disponible.

Le jeu vidéo est une fabuleuse machine de non philosophie, ou peut-être inversement et paradoxalement, de philosophie pure, tout n’y étant que rapport à des concepts, des idées sans objet réel, pure matérialisation écranique sans réalité ontologique, ni même matière ou origine comme la peinture. Comme le parc d’attraction, le jeu vidéo offre des mondes clos et divergeant qui mettent le réel entre parenthèses à partir d’une multiplicité d’illusions de réalités possibles, codifiées, simplifiées, schématiques. Soit une quantité d’espaces neutres où le monde peut-être rejoué à l’infini, sous toutes ses formes, à travers autant de variations et de modalités n’ayant toutes aucun autre but que de jouer, et jouer encore, selon de multiples médiations où le réel est débarrassé d’enjeux, de conséquences. Des réalités sans réel, réalités nulles, de pures projections psychanalytiques dont nous sommes les seuls à donner une existence possible. Le jeu vidéo, c’est d’abord nous (voir plus bas), dans et par un rapport où la technique n’est qu’un phénomène d’actualisation de notre imaginaire. Nous sommes toujours contemporain du jeu vidéo, de Wolfenstein à Gears of War, de Pole Position à Ridge Racer 7, aucune différence, le jeu vidéo est une manifestation du présent perpétuel.

Contrairement au cinéma, le jeu vidéo n’évoque aucun discours, aucun regard, aucune critique, aucun symbole, aucune image du monde réel (même dans ses rares tentatives d’utiliser l’Histoire à ses fins, tels Medal of Honour ou Call of Duty). Tout y est indirect, transformé, fantasmatique (voir Ryu Ga Gotoku et son Tokyo digital rêvé-réel), au mieux évoqué de manière plus ou moins lointaine. Il n’est jamais dans l’actualité (autre que la sienne) ni dans la réaction, le geste, le manifeste, la déclaration, il ne cherche pas à nous donner à penser et encore moins à changer le monde, puisqu’il est le monde, son monde, son Dieu. Le jeu vidéo est apolitique, la seule qu’il connaisse, c’est la sienne (seul un Dead Rising évoque pour la première fois une manifestation possible du politique depuis le jeu vidéo tout en le dépassant). De même il ne se pose que rarement des questions sur lui-même. Il faut chercher les exceptions de Kojima et de ses Metal Gear Solid pour déceler une réflexion sur son propre objet, pour assister à un age adulte du jeu vidéo qui ne serait plus seulement forain mais artistique et réflexif. Ce lieu (forain) qu’il n’a pourtant jamais quitté et que les dernières expériences ludiques de Nintendo prouvent plus explicitement que jamais avec la Wii, machine foraine par excellence. En oubliant d’où notre rapport au jeu est né, en négligeant l’arcade, ce n’est pas seulement l’individu contre le collectif qui passe au premier plan, c’est la nature même de l’espace du jeu qui se désagrège. C’est le risque de la contamination qui commence, voire prolifère.

Dire que le jeu vidéo est et reste forain ce n’est pas dévaluer l’éventualité de son approche théorique, au contraire. C’est saisir la possibilité d’une théorie du divertissement que toute la critique de cinéma, toutes les études universitaires de cinéma (françaises surtout) ont rendu impossible. Avec le jeu vidéo nous pouvons inventer une pensée inédite qui d’aucun bord, d’aucun champ, ne puisse s’avérer aussi singulière. L’hermétisme du jeu vidéo au reste du monde, le fait qu’il soit sourd, qu’au fond le monde, le réel, ne l’intéresse pas sinon comme un prétexte confus et opportuniste utile à enrichir ses univers, offre la possibilité d’une rencontre inédite avec nous-même. Un lien où la seule médiation qui compte, c’est la notre. Il faut par-là et d’emblée mettre en doute toutes les tentatives de récupération culturelles du jeu vidéo par les différentes structures de l’Art Contemporain. Si le jeu vidéo est pourtant, et finalement, (peut-être), le seul art contemporain qui compte (sans pour autant balayer d’un revers toute sa production, bien au contraire), son discours, si possibilité de discours il doit avoir, doit venir d’une définition propre et unique au jeu vidéo. Une définition dont il faut d’abord s’appliquer à discerner par une analyse méthodique le centre du jeu vidéo : le joueur. Le centre du monde.

Jérôme Dittmar 


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