Stratosphérique...
"Concerto stratosferico". Cette réflexion d'un spectateur italien traduit à merveille l'émotion qui m'a étreint, et visiblement qui a étreint une salle en délire (on pouvait y voir Pierre Boulez, ainsi que Daniel Harding) à la fin du concert donné par le Lucerne Festival Orchestra ce samedi 8 octobre, à l'occasion de sa tournée d'automne (Baden-Baden le 6, Paris le 8 , Londres les 10 et 11 avec un programme légèrement différent). Le programme du concert était celui donné à Lucerne le 19 août, Mozart Symphonie n°35, "Haffner" et Bruckner Symphonie n°5 dont j'ai alors rendu compte. J'ouvrais l'article ainsi "Les concerts de Claudio Abbado, je le répète recèlent toujours des surprises. Celui du 19 août n’a pas dérogé à la règle. Un programme symphonique assez classique (Mozart ; Bruckner)... Haffner+5ème de Bruckner, c’est le programme annoncé pour le concert de la salle Pleyel (Samedi 8 octobre) pour lequel il reste des places. Après avoir entendu le concert, je ne peux que vous dire: précipitez-vous sur internet pour emporter les dernières places, vous ne le regretterez pas."
Les mélomanes qui ne se sont pas précipités auront eu tort. Car ce fut encore une énorme surprise, et un immense moment de musique, de ceux qui ne se reproduisent que rarement. Des amies ayant entendu le concert de Baden-Baden m'avaient averti que la Symphonie de Bruckner était différente, et peut-être encore meilleure qu'à Lucerne; elles avaient ajouté qu'en revanche le Mozart n'avait pas beaucoup évolué. Et là, à Paris, la symphonie de Mozart a sonné complètement différemment. A Lucerne, le dernier mouvement mis à part (celui qui fait écho au "O, wie will ich triumphieren" d'Osmin dans l'Enlèvement au Sérail), l'ensemble était apparu certes très jeune, plein d'allant, mais on est ce soir encore au-delà. Les coups de timbale de Raymond Curfs, qui ce soir a été tout à fait extraordinaire, tant dans Mozart que dans Bruckner, rythment une sarabande endiablée, avec des contrastes incroyables, les cordes après avoir été légères, à peine effleurées, à peine audibles, explosent subitement dans un son plein, charnu, - et charnel- gourmand, le second mouvement est magnifique de subtilité, le troisième très scandé, le quatrième encore plus rapide, plus énergique, plus ahurissant de virtuosité qu'à Lucerne. La salle est visiblement très surprise, vu la très longue ovation qui accompagne le final et l'explosion des bravos. On entend les spectateurs se réjouir de voir Abbado en pleine forme et qui sont stupéfiés de la force et de l'énergie de ce Mozart explosif et tout en sève. Effectivement, cette "Haffner" est un vrai prélude à une "folle journée" et fait irrésistiblement penser aux "Nozze di Figaro". Ce que j'ai écrit après le 19 août se vérifie, mais va encore au-delà, pour un concert qui devient anthologique.
Les qualités de l'interprétation de Bruckner notées dans mes précédents compte rendus se vérifient évidemment, mais il y a encore plus de force, plus de luminosité, plus d'énergie dans l'approche. A la monumentalité est préférée la luminosité, la clarté, par une incroyable mise en relief des architectures, des sons pris isolément. Bien sûr, il faut saluer la perfection des cuivres emportés par Reinhold Friedrich, toujours aussi éblouissant de technique, et des cors, emmenés par Alessio Allegrini, mais ce sont les bois qui époustouflent, la flûte de Jacques Zoon, le hautbois de Macias Navarro et la clarinette (ce n'est pas Sabine Meyer, absente, mais la clarinette solo, très différente, frappe par ce son à la fois mélancolique et somptueux). Cette ivresse sonore se lit dès le début, dans le contraste entre l'attaque des contrebasses et des violoncelles, très retenue, sourde, mais très clairement audible dans une salle à l'acoustique très (trop?) analytique, puis le son plein, très rond, somptueux des altos et les violoncelles : c'est tout simplement stupéfiant. On saluera aussi les interventions débordantes d'énergie de Raymond Curfs aux percussions, le final de la Symphonie est là aussi digne d'anthologie et son intervention décisive pour clore ce monument. On ne sait que citer: un deuxième mouvement d'une suavité étonnante, un scherzo qui bouscule, un final qui écrase et qui élève en même temps, "hymne à l'énergie" inébranlable. On a là une interprétation quasi définitive.
Évidemment, chaque soirée est particulière: le son de Pleyel n'a rien à voir avec celui de Lucerne, ni de Baden-Baden, gageons qu'à Londres ce sera encore différent. Mais ce qui a frappé, c'est que, par rapport à Lucerne, on se trouve face à une énergie renouvelée, à une force peu commune (dans Mozart comme dans Bruckner), à une luminosité unique: c'est cette impression de lumière, aveuglante, qui frappe ici. Abbado ne dirige pas, il fait de la musique, même dans sa manière de diriger, il semblait différent, encore plus immergé, et l'orchestre, son orchestre, le suivait avec un engagement et une joie inouïes: j'étais par chance assis à l'arrière scène et les musiciens se regardaient les uns les autres, se faisaient de petits signes de connivence quand une phrase était réussie, et se sont congratulés à la fin d'une manière si sentie, si profonde, que rien qu'en les regardant, on comprenait à quel événement le public parisien avait été convié.
On est d'autant plus étonné que, sans doute à cause des prix affichés pour ce concert "de gala", la salle n'ait pas été totalement remplie. Les programmes (une feuille de chou) étaient vendus à 10 Euros, le double de Lucerne, qui pourtant ne plaisante pas en la matière. Que l'on ne puisse accéder à un événement de cette nature que la bourse bien remplie, c'est à dire que la musique classique à ce niveau de perfection ne soit accessible qu'à un cercle de privilégiés ou d'irréductibles fans me désole. Certes, Bruckner n'est pas un compositeur favori du public, certes André Furno et Piano **** n'a jamais été un philanthrope, certes faire venir le Lucerne Festival Orchestra doit revenir très cher, mais la Cité de la musique, coproducteur, est un organisme public: j'ai reçu de nombreux mails signalant encore deux jours avant la disponibilité de places à à peu près tous les prix: la salle était quand même bien remplie, mais tout de même, pour un tel concert, on eût aimé qu'elle soit pleine.
Il y a le 5 juin prochain Salle Pleyel juin un concert de l'Orchestra Mozart, dirigé par Abbado, dans un programme Schumann (Concerto pour piano, avec Radu Lupu, Beethoven, Symphonie n°7) : ce concert affiche complet sans doute à cause d'un programme plus "séduisant" . Faites quand même tout pour vous glisser parmi les spectateurs.
Direction Claudio ABBADO Salle Pleyel, 8 octobre 2011
PS: L'enregistrement de cette soirée sera diffusé par France Musique le 18 octobre prochain. A ne pas manquer.