Presque invisible, à la limite placé en contrebande, la Xbox 360 de Microsoft cache un joyau. Planqué dans son système, sans aucun effet d’annonce, pas la moindre trace, ni le plus petit signe, il faut presque un hasard pour le découvrir, une clé, un sésame digne d’un jeu vidéo. Un code, une combinaison ? Un simple CD, c’est tout ce qu’il faut pour ouvrir la porte vers Neon. Qu’est-ce que Neon ? Un « lightsynth », un synthétiseur de lumières changeant de formes en rythme avec la musique. On a tous vu un lightsynth, comme économiseur d’écran sur Pc, sur Mac, sur Playstation 1. Mais Neon est différent, il est la forme la plus achevée et pensé du lightsynth, ce n’est pas un simple gadget, une combinaison aléatoire programmée rapidement. Derrière Neon se cache Jeff Minter de Llamasoft, cet ex codeur de quelques jeux devenus cultes durant les golden eighties. Age d’or d’une informatique triomphante où les nerds prirent le pouvoir avec leurs lunettes de myope et leur clavier sous le bras.
Devenue une industrie hégémonique et omniprésente, on oublie que l’informatique fût d’abord un bastion de marginaux. Si aujourd’hui la figure continue pourtant de tenir bon (entre pirates et hackers), l’informaticien se plie d’abord volontiers à la loi du marché, il n’y a pas plus libéral que lui. La reconnaissance de son talent, son génie, se concrétisant généralement par son intégration dans le capital et la suprématie économique qu’il y acquière. Mais à ce jeu de rôle, même les plus intégrés, les plus formatés, continuent de se fabriquer une image de marginaux. Avec Neon, il se passe quelque chose dont l’ambiguïté témoigne de ce double mouvement d’intégration et d’exclusion, de cette marge qui continue d’exister parfois depuis le centre. Le voyage psychédélique auquel nous convie Jeff Minter s’inscrivant comme un moment de survivance de contre-culture (le propre de la gauche), depuis le noyau d’une machine symbolisant la réussite absolue et définitive du capitalisme global.
Ce spectre californien, réminiscences du mouvement psychédélique, de Timothy Leary, Ken Kesey, des orgies au LSD avec les premières raves party au son des Grateful Dead, des paroles et musiques des 13th Floor Elevators, on ne l’attendait pas au cœur de Microsoft. Gravé dans la matrice de sa console phare. On se demande encore si certains packs ne contiennent pas quelques sachets d’herbes ou buvards d’acid. Cherchez bien, qui sait ? Et puis le vert est la couleur de la console. Car il ne faut pas se voiler la face, Neon est une expérience de fumeur de joint, un trip à explorer d’abord sous l’effet des drogues. Non que sa beauté hypnotique nécessite impérativement leur usage, mais parce que sa conception est étroitement liée à elles. L’expérience psychédélique est si proche des drogues et d’abord du LSD, qu’il est peu probable d’explorer à sa juste mesure l’expérience de Jeff Minter sans imaginer en faire usage.
Bien sûr Neon passe inaperçu, il est là, sans publicité, comme un vulgaire économiseur d’écran. Pourtant quiconque prendra le temps de s’y perdre, saisira sa beauté, son immensité, sa variété (plus d’une centaine de patterns différents avec la possibilité de s’y déplacer, de modifier les formes en utilisant et combinant jusqu’à quatre manettes, voir ici pour plus de précisions). Alors pourquoi un tel silence ? Misons que si Neon se fait discret, c’est justement parce qu’il fait tache. Microsoft ne peut pas se vanter d’avoir placé au cœur de sa machine une incitation à la consommation de stupéfiants. Imaginez la réaction d’un parent, « la Xbox 360, la console des drogués ». Cette désastreuse publicité est pourtant réelle, la machine cache la plus grande expérience psychédélique que l’informatique n’a jamais pu offrir à partir de ses motifs traditionnels. Mais dès lors qu’on commence à penser à l’étendu du problème, une drôle de situation voit le jour. Comment une trace de contre-culture coexiste avec ce qui évolue contre la politique ?
La réponse est qu’elle ne coexiste pas, elle est absorbée. Malgré lui et tout en étant une survivance, un signe possible, Neon est un symptôme du post-modernisme. Microsoft donnant à Jeff Minter une place dans un espace où toute subversion possible est pratiquement réduite à zéro. Justement, tout réside dans ce pratiquement. Si Neon est comme prisonnier de la machine, qui semble le tolérer chez elle, son utilisation, en incitant à la consommation des drogues (si tenté qu’on connaisse un peu le psychédélisme), joue avec une autre histoire, une autre généalogie, une autre volonté de rapport. Il est moins là question de politique ou de la possibilité que Neon témoigne d’une réelle subversion du système, que le fait qu’il entretienne des liens avec des pratiques marginalisantes qui culturellement et historiquement sont associées à des mouvements de rejets ou de fuite du capitalisme. Il y aurait ainsi deux manières, pas nécessairement contradictoires, d’interpréter Neon. A la fois comme l’objet qui dérange, issue de pratiques que chaque société condamne pour ses possibles divergences du réel, et à la fois comme le fruit vidé de sa substance, dont le capitalisme s’alimente parce qu’il est obligé de rendre tout consommable, y compris et d’abord ce qui symbolise le « contre » (culture, pouvoir).
C’est depuis cette distinction/confusion des polarités autrefois sans nuances que Neon devient un objet original. Conçu par un néo-hippie et son ami vivants planqués derrière une nuée d’écrans, en pleine campagne anglaise, dans une maison isolée, Neon symbolise le devenir de toutes les utopies d’une époque qui finirent par se complaire dans le libéralisme sans ne plus jamais piper autrement le mot révolte ou révolution que derrière un bureau. Le psychédélisme est désormais un moment de l'art, de la culture, une pratique, comme une autre, intégrée au courant capitaliste, plus une manière d’y échapper, de transcender la conscience à des états supérieurs, sinon sans que ses états reviennent toujours dans le flux du capitalisme. Mais si l’ensemble des réseaux, ses configurations, ses monopoles, devient la dernière réalité possible, et une expérience telle que Neon qu’une partie assimilée de cette réalité, il reste néanmoins un possible. Celui d’une disjonction minimale s’opérant par le fait de cette résurgence du psychédélisme au sein d’un produit de consommation de masse destiné à alimenter notre imaginaire depuis nous-même. Le possible tient à une aberration, une insinuation, au principe d’utilisation opiacé de Neon. C’est par ce principe de déviance, l’incitation à l’illégalité, à participer à un autre processus de consommation (avec lui aussi ses circuits économiques), que naît l’éventualité d’une séparation pouvant encore servir comme point de divergence face à l’empire machinique du capitalisme. Et depuis sa source. Finalement, Neon est une sorte de bug.
Jérôme Dittmar