Une exposition avec quatre commissaires principaux, plus dix commissaires invités, peut difficilement échapper à la cacophonie. Non, il ne s’agit pas ici de la Biennale 2007, mais de Rendez-vous 11, exposition de vingt jeunes artistes à l’IAC de Villeurbanne (jusqu’au 13 novembre), où on erre à travers les salles en cherchant un peu son bonheur, entre effet boum-boum, symbolique africaine basique et pseudo jargon technique sur les télécoms. Heureusement (comme souvent dans ces macédoines), il y a au moins une salle où, soudain, on s’arrête, on est pris, capté, stoppé net.
Et il n’est sans doute pas indifférent que l’attitude du visiteur face au travail de Camille Llobet accroché à ces murs soit assez similaire à l’attitude de Camille Llobet face au monde : errer le nez en l’air, attentif à tous mais de manière légère, et soudain découvrir quelque chose d’unique, de jamais vu et s’y plonger. C’est ce qui arriva à cette jeune artiste un jour à Salonique où son œil en veille mais aux aguets soudain vit ceci : entre les immeubles au premier plan et ceux au dernier plan, tous deux clairs, droits, nets, propres, une zone où l’image semble brouillée, pixellisée, infocusable, délitée, vibrante, pulsante : est-ce l’œil qui tremble, ou la photo qui cafouille ? C’est la magie d’un moment, d’une lumière du soir (mi-juin à 17h15, ni avant, ni après), d’un point de vue (à 3 kms du front, à 8 kms du fond). Les cabanes sur les toits, les antennes satellite, le linge qui sèche peut-être, contribuent à cette décomposition de l’image photographique, à cette inscription dans la trame d’une différence architecturale, sociale, de mode de vie (sous un autre soleil, les camps palestiniens à Beyrouth introduisent, vus de loin, la même rupture dans l’image panoramique de la ville, rupture sociale et politique autant que picturale). L’artiste semble experte dans la prise de vues, prise au sens où elle les prélève, les découpe, les extrait, les retranscrit : accidents de l’image, décomposition de son langage, affleurement d’une autre réalité. Elle travaille selon un protocole très réglé, explorant ainsi tous les jeux de la description (Thessalonique, 5ème arrondissement, 2010; détail ci-dessus).
Outre des listes dont ne subsiste plus que le squelette des soulignements, tous les mots en ayant disparu, elle montre ici un autre mode d’appropriation de la ville, comme une dérive debordienne : marchant au hasard dans neuf villes (de Bucarest à Tirana), elle nomme ce qu’elle voit sur les murs, elle y relève les graffiti, et les lit, les énonce, reprenant dans une litanie au ton monocorde et à la prononciation approximative (elle ne comprend pas toujours la langue) les mots qui peuplent la ville : souvent incompréhensibles, de simples bruits, des sons mystérieux, et parfois, une bribe de sens qui apparaît, presque familier. Par exemple : «koze vellaz halah kuru don’t forget 93 holz miska fk sn wos haris tito oskr» (Sarajevo). Ces psalmodies s’entendent à l’aide d’un appareil d’écoute d’aspect très militaire, dont les fiches rappellent les demoiselles du téléphone d’il y a un siècle. Là aussi, un prélèvement dans le réel, un affleurement de poésie lettriste, une description aveugle par l’énonciation (une autre de ses pièces, non montrées ici, se nomme d'ailleurs ekphrasis). Elle montre aussi une vidéo qui ressort de la même approche, celle de l’artiste aux aguets mais nonchalante, qui soudain trouve un diamant dans la fange, rendant visible ce qui d’ordinaire ne l’est pas. Décrochements regroupe 46 séquences, 46 fois une personne qui soudain se transforme : Camille Llobet a traqué des personnes au moment où elles quittent le mode de la représentation (en général la pose en étant pris en photo par un ami devant un monument) pour revenir à une attitude plus décontractée, plus privée, plus réelle. Nous avons tous vécu ce moment où la tête se libère, où le corps se détend, où le regard dérape, l’instant où nous sortons de l’emprise de l’objectif, du portrait posé, ce décrochement, précisément. Ce qui compte ici n’est pas tant l’empathie ou la sociologie, mais le protocole rigoureux de l’artiste traquant ces images, fractionnant la vision, captant ce réel que nul ne remarque, montrant l'invisible. N’est-ce pas là la fonction même de l’artiste ? Deux autres artistes à mentionner quand même dans cette exposition : Julia Cottin qui, ayant taillé des troncs d’arbre, en a fait une salle hypostyle, mêlant sauvagerie de la forêt et classicisme antique (temple grec) et islamique (la mosquée de Juma en Ouzbekistan, qui donne son nom à l’installation, Forêt de Juma), et le Coréen Sasa[44] qui a retrouvé les derniers mots de personnes s’étant suicidées (Leslie Cheung, Kurt Cobain, Jinsil Choi, Mishima, Hitler) et, les inscrivant dans des boîtes aux tons criards, en fait un cénotaphe mural, chaque boîte ayant une longueur correspondant à la taille du défunt (One Piece Three; cliquez sur l'image pour lire les phrases).Photos 1, 4 & 5 de l'auteur