L'esprit authentiquement privé, le gardien de la gravité silencieuse, dont Kierkegaard reconnut l'expression suprême chez Antigone, sont en perte de vitesse. En définitive, il est difficile de repérer où, dans le cyberespace, en vertu de quelle licence, la solitude et l'intimité trouveront un espace où respirer.
Cet effondrement d'un « ancien régime » de solitude et de réserve – la pudeur n'a pas d'équivalent moderne – affecte les ressources créatives antérieures au même titre que l'éradication du silence. La Kabbale a imaginé que l'accès de création est né d'une solitude si absolue que Dieu lui‑même en était frustré. C'est d'une solitude tendue et de l'intimité des pouvoirs en sommeil, puis éveillés, que le créateur peuple ses perceptions et ses reconnaissances, et quand je dis « peuple », cela vaut aussi bien pour les constructions tonales du compositeur que pour les formes auxquelles l'artiste « donne corps ». Le surgissement germinatif depuis la solitude et le sanctuaire du moi est d'essence. Il donne au subconscient le droit d'accéder à ses récepteurs et, pour ainsi dire, à ses tours de guet avant les phénoménologies visibles et audibles. Le Richard II de Shakespeare, on l'a vu, l'exprime de manière mémorable :
Et comme le monde est populeux,
Et qu'ici il n'y a d'autre créature que moi,
je ne le puis; mais je vais y œuvrer.
je montrerai que ma cervelle est la femme de mon âme,
Mon âme est le père, et à elles deux elles engendrent
Une génération de pensées qui pullulent encore
Et ces mêmes pensées peuplent ce petit monde"
George Steiner, Grammaires de la création, Gallimard 2001, p. 377