A vrai dire, je n’ai jamais beaucoup fréquenté les bibliothèques, jamais pu y travailler vraiment : Lieu de passage plus que lieu consacré à
l’étude, à la recherche studieuse. J’allais bien assez régulièrement à celle
que nous avions aux Beaux-arts, à Paris, mais la plus part du temps c’était
pour y flâner, oublier instantanément les portes passées ce que j’avais projeté
d’y chercher. Tâter deux ou trois couvertures et ressortir. Les seuls livres
qui me retenaient étaient ceux qui se donnaient à voir sur les pans inclinés du
présentoir de l’entrée : nouvelles acquisitions, que je feuilletais en
dilettante, notant dans mon carnet un nom, faisant croquis d’une image. J’avais
encore jusqu’à peu dans mes affaires un ou deux de ces vieux agendas avec citations
en marge, noms, notes, dessins. Je les ai jetés par maque de place et parce que
quoi en faire à 5 ou 6 ans de distance ? Nous aussi constituons des lieux
épaissis dans lesquels plus le temps d’aller se perdre, des friches ; et
parce qu’en quelques clics on a plus de chance de retrouver sur Internet ce
dont on a un souvenir vague que de feuilleter les centaines de pages et
d’annotations de vieux carnets. J’avais quelque fois essayé de prendre un livre
(je me souviens d’un Pléiade de Breton) et de le lire, à ma place le long de
ces grandes tables collectives de bois patiné, mais j’y rentrais mal, levais la
tête souvent. Le cérémonial (déposer ses affaires, badger, s’introduire dans le
plus grand silence), le lieu (moquette rouge et épaisse dans les allées, bois
vernis et lustre des poignées de laiton), m’intimaient tellement l’ordre de
lire, tête courbée sur la page sous les hauts rayonnages, que j’en devenais
incapable. C’était comme une veste pas coupée pour soi et qui gêne aux manches,
au col. Je crois que l’ampleur des pistes contenues dans ces allées
m’empêchaient de me fixer sur quoi que ce soit, c’était toujours appel de ce
vertige. Au moins dans les bibliothèques de prêt j’emportais un livre ou deux,
un DVD et je décidais de tourner autour, d’y venir, d’interrompre ou de laisser
ouvert pour demain. Là c’était tout en même temps, inabordable. Et puis j’ai
toujours eu difficulté à choisir. Mes lacunes dans le domaine de la lecture et
de la culture en général étant à l’époque prodigieuses (simplement celles d’un
cancre scolaire), tout ça représentait à mes yeux une masse considérable, la
matérialisation volumineuse de mon retard, tout ce qu’il m’allait falloir
déchiffrer pour comprendre un peu mieux les choses auxquelles tout le monde
autour faisait référence. J’avais passé des cours ces années là à noter des
noms, des titres qui renvoyaient à un corpus énorme qui était le territoire
naturel de ceux qui échangeaient à côté de moi et que je ne pouvais qu’écouter,
repoussant la compréhension précise de tout ces dits à plus tard, lorsque
j’aurais à mon tour déchiffré. Un retard sur les choses que je conserve encore
maintenant, écoutant pour ruminer longtemps les choses avant de pouvoir
rebondir. Et c’est une des très rares phrases venue de mes lectures scolaires,
les Confessions de Rousseau, inscrite en moi de rappeler une complexion
similaire : « je ferais d’excellents impromptus si on m’en laissait
le temps ». Je serais plutôt de ceux qui écoutent et observent, ayant à
peser mes idées trop longtemps pour qu’elles surgissent à temps. C’est à cette
époque que m’est apparu comme une évidence tragique le fait que je ne pourrais
jamais venir à bout de cet essentiel qui m’aurait peut-être permis d’y voir un
peu plus clair. Et donc que je ne me sauverais de rien. Cela vaut pour le
défrichage comme pour l’expression de son rapport au monde : je mourrais
avant d’avoir fini de tourner ma phrase (ou peut-être que justement, comme chez
Opalka, la mort est seule à pouvoir mettre le point final qui rétrospectivement
complète et éclaire ce qui tentait de se dire). Je survolais les monographies
d’artistes, j’accumulais la littérature la plus diverse avec la sensation que
me plonger sérieusement dans un détail me rendrait aveugle à l’ensemble (mais
chaque détail fuyait lui aussi vers d’autres appelant sans limite à d’autres
explorations) en même temps que j’avais l’impression d’aller à la hâte,
échappant les subtilités qu’ils aurait fallu apprivoiser par une fréquentation
soucieuse et assidue. Sensation d’impossible déjà décrite par Giacometti disant
comme pousser sa concentration vers les détails du nez lui faisait échapper le
visage dans son ensemble et comme l’ensemble en retour faisait perdre les
détails un à uns.Aujourd’hui, je ne fréquente à peu près plus les bibliothèques, question
du travail, des trajets, des enfants et des contraintes ordinaires qui vous
mettent loin de votre vie d’étudiant, vous appellent ailleurs ; et le
problème s’est déplacé : Internet offre un champ illimité, gigantesque
bibliothèque multimédia ou gigantesque livre en construction dont chaque page
ouvre sur dix autres en cascade. A s’y perdre. Tout simplement, la bibliothèque
on la transporte chez soi, à l’écran, et pour peu que l’on soit équipé d’une
connexion mobile, elle vous accompagne comme une main dans la poche. J’y
reproduis les mêmes gestes à visiter les lieux, attiré d’un rayon à l’autre (d’une
rubrique à l’autre, d’un site à l’autre) au grès des liens qui se font ou des
liens que l’on fait, hâtivement, avec fébrilité, en glissant plus qu’en faisant
halte. Et ce n’est pas le « en vérité j’ai passé à la hâte sur le sol
glissant des musées » de Breton. Combien de textes trouvés très beaux,
très justes, mais traversés trop vite parce que curieux de ce qu’il se faisait
ailleurs en même temps ? Et lectures entrecoupés par la consultation des
mails, l’éparpillement dans dix tâches simultanées ? Me reprend mais comme
amplifié ce vieux vertige : le monde se déploie, pli sur pli à l’infini,
m’exilant en lui, effaçant l’idée même de lieu, le paysage étant en mutation
constante autour de moi, se déployant, se creusant, changeant d’apparence. Peut-être
ici seulement nous est donné la possibilité d’apercevoir ce que changeait l’âge
baroque en substituant à l’espace aristotélicien des espaces infinis se
développant tout autour et nous réduisant dans l’image que l’on se faisait du
monde. On dérive dans un bouillon. On ne sait jamais s’il faudrait immobiliser
les choses, s’immobiliser face à elles ou épouser leur échappée.Image: Anselm Kiefer.