l'étendue des bibliothèques

Publié le 08 octobre 2011 par Lironjeremy

A vrai dire, je n’ai jamais beaucoup fréquenté les bibliothèques, jamais pu y travailler vraiment : Lieu de passage plus que lieu consacré à l’étude, à la recherche studieuse. J’allais bien assez régulièrement à celle que nous avions aux Beaux-arts, à Paris, mais la plus part du temps c’était pour y flâner, oublier instantanément les portes passées ce que j’avais projeté d’y chercher. Tâter deux ou trois couvertures et ressortir. Les seuls livres qui me retenaient étaient ceux qui se donnaient à voir sur les pans inclinés du présentoir de l’entrée : nouvelles acquisitions, que je feuilletais en dilettante, notant dans mon carnet un nom, faisant croquis d’une image. J’avais encore jusqu’à peu dans mes affaires un ou deux de ces vieux agendas avec citations en marge, noms, notes, dessins. Je les ai jetés par maque de place et parce que quoi en faire à 5 ou 6 ans de distance ? Nous aussi constituons des lieux épaissis dans lesquels plus le temps d’aller se perdre, des friches ; et parce qu’en quelques clics on a plus de chance de retrouver sur Internet ce dont on a un souvenir vague que de feuilleter les centaines de pages et d’annotations de vieux carnets. J’avais quelque fois essayé de prendre un livre (je me souviens d’un Pléiade de Breton) et de le lire, à ma place le long de ces grandes tables collectives de bois patiné, mais j’y rentrais mal, levais la tête souvent. Le cérémonial (déposer ses affaires, badger, s’introduire dans le plus grand silence), le lieu (moquette rouge et épaisse dans les allées, bois vernis et lustre des poignées de laiton), m’intimaient tellement l’ordre de lire, tête courbée sur la page sous les hauts rayonnages, que j’en devenais incapable. C’était comme une veste pas coupée pour soi et qui gêne aux manches, au col. Je crois que l’ampleur des pistes contenues dans ces allées m’empêchaient de me fixer sur quoi que ce soit, c’était toujours appel de ce vertige. Au moins dans les bibliothèques de prêt j’emportais un livre ou deux, un DVD et je décidais de tourner autour, d’y venir, d’interrompre ou de laisser ouvert pour demain. Là c’était tout en même temps, inabordable. Et puis j’ai toujours eu difficulté à choisir. Mes lacunes dans le domaine de la lecture et de la culture en général étant à l’époque prodigieuses (simplement celles d’un cancre scolaire), tout ça représentait à mes yeux une masse considérable, la matérialisation volumineuse de mon retard, tout ce qu’il m’allait falloir déchiffrer pour comprendre un peu mieux les choses auxquelles tout le monde autour faisait référence. J’avais passé des cours ces années là à noter des noms, des titres qui renvoyaient à un corpus énorme qui était le territoire naturel de ceux qui échangeaient à côté de moi et que je ne pouvais qu’écouter, repoussant la compréhension précise de tout ces dits à plus tard, lorsque j’aurais à mon tour déchiffré. Un retard sur les choses que je conserve encore maintenant, écoutant pour ruminer longtemps les choses avant de pouvoir rebondir. Et c’est une des très rares phrases venue de mes lectures scolaires, les Confessions de Rousseau, inscrite en moi de rappeler une complexion similaire : « je ferais d’excellents impromptus si on m’en laissait le temps ». Je serais plutôt de ceux qui écoutent et observent, ayant à peser mes idées trop longtemps pour qu’elles surgissent à temps. C’est à cette époque que m’est apparu comme une évidence tragique le fait que je ne pourrais jamais venir à bout de cet essentiel qui m’aurait peut-être permis d’y voir un peu plus clair. Et donc que je ne me sauverais de rien. Cela vaut pour le défrichage comme pour l’expression de son rapport au monde : je mourrais avant d’avoir fini de tourner ma phrase (ou peut-être que justement, comme chez Opalka, la mort est seule à pouvoir mettre le point final qui rétrospectivement complète et éclaire ce qui tentait de se dire). Je survolais les monographies d’artistes, j’accumulais la littérature la plus diverse avec la sensation que me plonger sérieusement dans un détail me rendrait aveugle à l’ensemble (mais chaque détail fuyait lui aussi vers d’autres appelant sans limite à d’autres explorations) en même temps que j’avais l’impression d’aller à la hâte, échappant les subtilités qu’ils aurait fallu apprivoiser par une fréquentation soucieuse et assidue. Sensation d’impossible déjà décrite par Giacometti disant comme pousser sa concentration vers les détails du nez lui faisait échapper le visage dans son ensemble et comme l’ensemble en retour faisait perdre les détails un à uns. Aujourd’hui, je ne fréquente à peu près plus les bibliothèques, question du travail, des trajets, des enfants et des contraintes ordinaires qui vous mettent loin de votre vie d’étudiant, vous appellent ailleurs ; et le problème s’est déplacé : Internet offre un champ illimité, gigantesque bibliothèque multimédia ou gigantesque livre en construction dont chaque page ouvre sur dix autres en cascade. A s’y perdre. Tout simplement, la bibliothèque on la transporte chez soi, à l’écran, et pour peu que l’on soit équipé d’une connexion mobile, elle vous accompagne comme une main dans la poche. J’y reproduis les mêmes gestes à visiter les lieux, attiré d’un rayon à l’autre (d’une rubrique à l’autre, d’un site à l’autre) au grès des liens qui se font ou des liens que l’on fait, hâtivement, avec fébrilité, en glissant plus qu’en faisant halte. Et ce n’est pas le « en vérité j’ai passé à la hâte sur le sol glissant des musées » de Breton. Combien de textes trouvés très beaux, très justes, mais traversés trop vite parce que curieux de ce qu’il se faisait ailleurs en même temps ? Et lectures entrecoupés par la consultation des mails, l’éparpillement dans dix tâches simultanées ? Me reprend mais comme amplifié ce vieux vertige : le monde se déploie, pli sur pli à l’infini, m’exilant en lui, effaçant l’idée même de lieu, le paysage étant en mutation constante autour de moi, se déployant, se creusant, changeant d’apparence. Peut-être ici seulement nous est donné la possibilité d’apercevoir ce que changeait l’âge baroque en substituant à l’espace aristotélicien des espaces infinis se développant tout autour et nous réduisant dans l’image que l’on se faisait du monde. On dérive dans un bouillon. On ne sait jamais s’il faudrait immobiliser les choses, s’immobiliser face à elles ou épouser leur échappée. Image: Anselm Kiefer.