S’il n’existe pas de Steve Jobs européen ou chinois, peut-être est-ce en raison de l’aspect « démocratique » du capitalisme américain. Mais c’est certainement aussi parce qu’un « délire d’entreprendre » affecte les Américains plus que les autres peuples.
Par Guy Sorman, depuis New-York, États-Unis
![Steve Jobs Steve Jobs ou la folie des grandeurs](http://media.paperblog.fr/i/493/4935939/steve-jobs-folie-grandeurs-L-uiZC1E.jpeg)
S’y ajoutent aussi des circonstances propres à l’économie américaine et à peu près introuvables ailleurs, comme la concentration des talents, venus du monde entier, dans la Silicon Valley en premier, la mise à disposition de capitaux à risques pour de jeunes entrepreneurs qui n’ont pas fait leurs preuves (venture capital), un marché du travail plutôt flexible qui autorise à démonter une entreprise aussi vite qu’on l’a créée et le droit à l’erreur : Steve Jobs n’a pas tout réussi, mais l’échec est perçu dans la société américaine comme une étape normale dans le parcours d’un individu, entrepreneur ou non : voyons ici l’influence d’une culture religieuse qui invite le pécheur à sa rédemption.
À toutes ces raisons objective – la culture, le marché, le financement, la concentration des talents – pour expliquer le caractère unique de l’entrepreneur américain, le psychologue Daniel Kahneman ajoute une explication supplémentaire qui ne relève pas de l’économie classique. Pour qu’un Steve Jobs émerge, dit-il, il convient que bien d’autres échouent. Parce que la société américaine idéalise le personnage de l’entrepreneur, le nombre des Américains tentés par le rôle est très supérieur au nombre de ceux qui trouveront leur place sur le marché. Kahneman, qui est aussi statisticien, constate qu’aux États-Unis 35% seulement des nouvelles entreprises survivent au-delà de cinq ans. Mais les candidats entrepreneurs estiment que ce chiffre ne s’applique pas à eux : en moyenne, 60% des créateurs se considèrent comme certains de réussir, deux fois plus que le succès probable. Plus étonnant encore, 80% des créateurs estiment que dans leur domaine d’expertise, ils ne pourront pas faillir.
L’optimisme infondé, ce que Kahneman appelle Entrepreneurial delusion (le délire d’entreprendre) serait donc le véritable moteur psychologique du capitalisme américain. Ce délire peut conduire à de fortes déceptions personnelles, mais il est indispensable à la vigueur de l’économie de marché, puisqu’il est impossible de prévoir par avance quelle entreprise va gagner et laquelle va échouer ? Leur prolifération jusqu’à l’excès, en contradiction avec la réalité statistique, est donc essentielle à la croissance.
Steve Jobs souffrait, sans conteste, de ce délire d’entreprendre qui affecte les Américains plus que les autres peuples. Et pour qu’un Steve Jobs soit parvenu à changer nos habitudes quotidiennes de travailler, communiquer et jouer, il aura fallu que des centaines d’autres inconnus, mais qui sans doute lui ressemblaient, aient tenté et échoué. Comme on dit aux États-Unis : « Only in America ».
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