Les trois lauréates du prix Nobel de la paix annoncées aujourd'hui permettent au comité Nobel de réussir un bel exercice d'agilité politique, en récompensant les mouvements arabes sans prendre position dans leurs aspects les plus incertains, et en défendant la place des femmes dans le processus démocratique, tout en honorant les réalisations de trois personnalités exceptionnelles.
Échapper à l'actualité
Le prix Nobel offre, certaines années, une sélection exceptionnelle. C'était le cas en 2010, lorsque les différents jurys du prix avaient fait preuve d'une conscience politique remarquable (voir notre article sur le sujet). Pour 2011, les choses sont revenues à la normale avec une sélection tout aussi éminente mais certes moins polémique. En médecine, au pionnier de la fécondation in vitro Robert G. Edwards, succèdent trois chercheurs sur le système immunitaire. En littérature, le prix revient à Tomas Tranströmer, poète suédois, loin de la violence engagée de Mario Vargas Llosa. Pour l'économie, il faudra encore attendre le lundi 10 octobre.
Pour le prix de la paix, le prix pouvait pourtant prétendre à une portée aussi forte qu'en 2010. Récompenser Lu Xiaobo, opposant au régime chinois, toujours emprisonné malgré un état de santé fortement dégradé par une hépatite, était un acte courageux, face à la première dictature du monde, et malgré les menaces ouvertes de représailles de la part de la République populaire. Un an plus tard, hormis la médiatisation passagère, rien n'a changé pour Lu Xiaobo, aujourd'hui seul lauréat du prestigieux prix à vivre en état de captivité, depuis la libération d'Aung San Suu Kyi en novembre 2010. En revanche, le monde, lui, a changé, en particulier le monde arabe bouleversé par les révoltes et révolutions encore en cours.
Pourtant le Parlement norvégien a choisi de récompenser trois femmes, deux Libériennes (Ellen Johnson Sirleaf et Leymah Gbowee) et une Yéménite (Tawakkul Karman), et d'ignorer les appels à récompenser la rue arabe dans son ensemble, les manifestants et blogueurs tunisiens ou égyptiens, ou même à prendre position dans la situation syrienne. Ceci aurait non seulement risqué de paraître dérisoire face à l'ampleur de la tâche entamée par ces peuples en lutte, et aux terribles souffrances endurées aujourd'hui encore (Yémen, Syrie), mais, de plus, récompenser trop ouvertement tel ou tel représentant des peuples arabes en lutte aurait aussi été se prononcer sur la réussite de processus révolutionnaires qui, pour être déjà parvenus à de grands succès, n'en sont pas moins toujours en cours, et peut-être même en train d'être étouffés en certains lieux cruciaux (Yémen, Syrie). Pour 2011, une fois n'est pas coutume, le prix Nobel de la paix devait trouver une façon d'échapper à l'actualité sans l'éclipser, et de rappeler la permanence des combats que ce prix honore, et l'importance du long terme dans le combat pour la paix et la démocratie.
Les femmes, priorité démocratique
C'est peut-être la mort de Wangari Maathai, il y a quelques jours, qui a décidé les Norvégiens à rendre hommage à des femmes, ce qui n'avait pas eu lieu depuis que la récompense était revenue à la Kenyane en 2004. Ellen Johnson Sirleaf, Leymah Gbowee et Tawakkul Karman sont donc primées « pour leur combat non-violent pour la sécurité des femmes, et pour le droit des femmes à participer pleinement à la réalisation de la paix ». Une justification qui entre d'ailleurs en résonance avec l'œuvre de Wangari Maathai et de son Green Belt Movement.
Les deux libériennes Leymah Gbowee et Ellen Johnson Sirleaf méritent sans conteste le prix. Gbowee, la « guerrière de la paix », n'a qu'une trentaine d'années lorsqu'en 2002 elle lance le mouvement « Women of Liberia Mass Action for Peace » (Action de masse des femmes libériennes pour la paix). Sous son impulsion, les femmes du Liberia, chrétiennes et musulmanes, se réunissent en public pour prier pour la paix, de plus en plus nombreuses, et leur pression oblige le président Charles Taylor à engager le processus de paix qui aboutit en 2003. L'élection d'une femme à la tête de l'État libérien deux ans plus tard n'est évidemment pas étrangère à cette dynamique. Ellen Johnson Sirleaf est la première femme chef d'État en Afrique, et son élection fut le premier scrutin équitable et transparent dans l'histoire du pays. Pour cela, et parce que son mandat a permis au pays de renforcer la paix et les libertés (notamment celle de la presse), tout en avançant vers le développement et en réduisant sa dette, Mme Sirleaf est aujourd'hui honorée du prix Nobel. Une récompense au poids politique essentiel, puisque la présidente du Liberia concourt pour un second mandat aux élections présidentielles qui se dérouleront mardi prochain, 11 octobre 2011.Quant à Tawakkul Karman, Yéménite pour sa part, elle permet donc au comité Nobel de ne pas totalement passer sous silence l'importance des révolutions arabes tout en adoptant une posture subtile, réservée sur les accomplissements récents et sur les enjeux actuels. Journaliste, à 32 ans, Mme Karman était en effet connue depuis des années pour son opposition au régime, sa défense de la liberté d'expression et de la démocratisation du pays. Elle avait ainsi fondé en 2005 le groupe Femmes journalistes sans chaînes, et mené plusieurs manifestations pacifiques ces dernières années, bien avant le début des troubles à Sanaa, en février 2011. Parmi les cibles du régime d'Ali Abdallah Saleh dès le début du mouvement de 2011, elle s'installe alors avec son mari sous une tente en plein cœur de la capitale, sur la « Place du Changement », pour échapper aux actions d'intimidation menées à son domicile.
Un prix aux ramifications nombreuses
En 2011, le prix Nobel de la paix fait entrer en résonance un petit pays de 3,4 millions d'habitants avec le plus grand mouvement révolutionnaire que le monde a connu depuis près d'un siècle, et atteint ainsi plusieurs objectifs. Il honore le combat de Leymah Gbowee et le travail politique d'Ellen Johnson Sirleaf tout en soutenant la possible réélection de cette dernière. Il encourage Tawakkul Karman et les siens dans leur lutte pour la démocratie et les droits de l'homme alors que le président Saleh tient toujours tête à son peuple. Il soutient aussi les peuples révoltés et réprimés, en Syrie en particulier. Il incite tous les peuples à l'action pacifique et silencieuse, à la mobilisation, et à ne pas perdre courage, pour préparer les révolutions de demain comme l'ont fait Mmes Gbowee et Karman. Et, bien entendu, il rendr hommage aux mouvements arabes tout en proposant à ceux-ci des modèles politiques, et en appelant aux Égyptiens, aux Tunisiens, au Libyens et aux autres à ne pas perdre de vue certaines priorités : la construction de régimes pacifiques et respectueux des droits de l'homme, mais aussi la garantie de l'égalité entre hommes et femmes et de la place de ces dernières dans la construction de l'avenir de leur pays. Enfin le lien tressé à Oslo entre les mouvements arabes et l'Afrique subsaharienne rappelle que les révolutions en cours ne sont qu'une étape dans la construction de régimes pacifiques et démocratiques sur l'ensemble de la planète.Le prix Nobel de la paix 2011 est donc tout autant un programme qu'un hommage. Aux peuples de s'en inspirer et d'y puiser courage. La lutte pour la démocratie, pour la paix, pour l'égalité, n'est pas réservée aux Libériens, ni aux pays arabes. Les peuples d'Occident eux-mêmes pourraient tirer quelques enseignements des ces trois femmes et de leurs accomplissements.
Crédits iconographiques : 1. Portraits de Leymah Gbowee (g.), Ellen Johnson Sirleaf (c.) et Tawakkul Karman (d.). Gauche : © Chester Higgins Jr./The New York Times ; centre : © Jane Hahn/New York Times ; droite : © Yahya Arhab/EPA. | 2. Manifestation de femmes au Liberia, extrait du documentaire Pray the Devil Back to Hell, sur le mouvement initié par Leymah Gbowee © 2008 Fork Films. | 3. Marche des femmes sur Versailles, le 5 octobre 1789. Gravure d'époque (DP).