Marx : histoire d’une fiction
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À supposer que la reconstruction de l’histoire du marxisme proposée par Costanzo Preve, comme il faut le souhaiter, suscite le débat, voire la controverse, ce n’est vraisemblablement pas la périodisation adoptée par l’auteur qui sera le point le plus disputé. Trois « âges » se succèdent dans ce livre, selon un schéma des plus classiques : tout commence par l’époque du « proto- marxisme », âge de la « fondation » (1875- 1914), suivie d’une phase « intermédiaire » correspondant à l’âge de la « construction » (1914-1956), avant l’entrée du marxisme dans un stade « tardif » qui coïncide avec l’âge de la « dissolution » (1956-1991). Quant aux dates qui scandent cette évolution, elles s’imposent comme autant de charnières dont l’importance paraît difficilement contestable, qu’il s’agisse des années de la Première Guerre mondiale d’où émerge la Révolution d’octobre ou de l’année du XXe Congrès du PCUS, où le discours tenu par Khrouchtchev apparaît rétrospectivement comme le ferment de la crise à venir. Attentive à la façon dont l’histoire du marxisme s’insère dans l’ensemble de l’histoire des deux derniers siècles, cette périodisation témoigne du souci qui anime l’auteur de ne pas s’enfermer dans les limites de l’histoire des idées, signe de sa fidélité à l’esprit des recherches menées par Marx lui-même. Si le travail de Preve appelle la discussion, c’est bien plus par la façon dont, comme toute recherche historique qui refuse de considérer que son objet lui est immédiatement donné, il construit son problème.
Costanzo Preve
De quoi l’histoire du marxisme est-elle l’histoire ? Michel Henry répondait : « Le marxisme est l’ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx. » Sans aller jusqu’à reprendre cette formule provocatrice que Denis Collin rappelle dans sa lumineuse préface, l’auteur refuse catégoriquement de réduire l’histoire du marxisme à l’histoire des interprétations plus ou moins fidèles de la pensée de l’auteur du Capital. Bien plus, l’histoire du, ou plutôt des marxismes apparaît comme une série de distorsions, parfois fécondes, parfois catastrophiques, tantôt tragiques, tantôt comiques, de la pensée de celui qui n’en est pas moins régulièrement invoqué comme un père fondateur. De ce phénomène, Preve propose cette explication limpide, mais dont les conséquences sont explosives : « Karl Marx ne nous a pas laissé une doctrine cohérente et systématisée, mais seulement un chantier en construction. » Loin de constituer un ensemble théorique que Marx aurait pu transmettre en bloc à ses héritiers, le marxisme a été le produit d’une construction qu’Engels et Kautsky ont été les premiers à élaborer, et qui ne pouvait pas ne pas choisir, trier, sélectionner – en fonction des impératifs des luttes sociales et politiques en cours. D’où cette conséquence radicale : « La pensée de Karl Marx ne fait pas partie de l’histoire du marxisme. » Pour Preve, cette dernière se confond finalement avec la succession de quelques schémas d’interprétation dominants, la première phase étant marquée par le primat de l’économisme, la deuxième par le « politicisme », la dernière par le culturalisme.
Si Preve estime que ces écarts appellent la critique, ce n’est pas en référence à un « vrai Marx », à une version « authentique » de la doctrine qui pourrait servir de critère pour apprécier la fidélité des usages ultérieurs. Selon lui, une telle doctrine brille bien plutôt par son absence chez Marx, et à trop vouloir la formuler, on risque de perdre de vue l’essentiel, l’élaboration d’un « nouveau paradigme anti-utilitariste », seul moyen de rompre réellement avec la logique du capital et la prétention de l’économie à exercer une souveraineté absolue sur l’ensemble de la vie sociale. À un tel programme, la critique de la raison instrumentale menée par les théoriciens de l’École de Francfort pourrait sans doute apporter une précieuse contribution, et l’on peut regretter que Preve se contente de dire son estime pour ces auteurs, sans s’engager dans une confrontation plus approfondie avec leurs travaux. Son but n’était certes pas d’être exhaustif, et l’on ne peut que se réjouir de voir une histoire du marxisme évoquer Karl Korsch, la Critique de la raison dialectique ou encore les derniers travaux de Lukács.
En définitive, ce livre écrit par un philosophe aussi enjoué que lucide est plus qu’une histoire, et il n’y a rien de fortuit à ce que l’auteur cite régulièrement (en français dans le texte) la célèbre exigence critique rappelée par Althusser, « ne pas (se) raconter d’histoires ». La traduction rapide de ce livre, quelques années seulement après la publication de l’original italien, fait espérer que d’autres ouvrages suivront sans trop tarder, à commencer par celui que présuppose cette reconstruction historique, et qui porte ce titre si prometteur, Marx inattuale.
Jacques-Olivier Bégot
Costanzo Preve, Histoire critique du marxisme, traduit de l’italien par B. Eychart, préface de D. Collin, postface d’A. Tosel, Armand Colin, 312 pages, 27,80€Octobre 2011 – N°86