Gilles Barbier, Clone femelle.
La manière la plus radicale et la plus angoissante pour aborder les conflits du sujet avec lui-même est de recourir au thème du double. Qu’il s’agisse du double fantasmatique dans le Horla de Maupassant, du double réel dans Le Double de Dostoïevski, l’étrangeté est toujours là, menaçante. Un échelon de plus est franchi lorsque ce thème passe par l’analyse de la gémellité comme c’est le cas dans L’une est l’autre de Daniel Sada, petite farce sinistre qui annonce par bien des aspects la magnifique Odyssée barbare. Quelles que soient ces approches, il s’agit toujours d’une lutte entre le sujet et son autre qui mène à la destruction ou à l’aliénation de l’un ou/et de l’autre. Un dernier échelon restait à franchir et le mérite en revient à Patrick Dao-Pailler qui, à trente-six ans, signe un premier roman parfaitement réussi abordant cet antique problème par sa manifestation la plus paroxysmique : les siamois. §iamoises est d’ailleurs le premier roman à avoir été édité par Le Vampire Actif.Le livre s’ouvre sur un communiqué de presse : deux sœurs siamoises ont été placées en garde à vue après que le cadavre d’un homme a été retrouvé chez elle. Bien que la présomption d’innocence soit la base du droit, le lecteur, habitué à l’ignorer, est persuadé que les sœurs sont coupables. Patrick Dao-Pailler lui laissera la responsabilité d’en juger car rien n’est finalement évident. Les sœurs sont-elles coupables ? Le sont-elles toutes les deux ? Peu importe sans doute car si §iamoises se présente comme un roman policier, cela n’est qu’un prétexte pour parler de tout autre chose...
Adina et Lucy sont donc siamoises. Elles ont vingt-six ans et habitent dans le XXè arrondissement de Paris, aidées au quotidien par Bob. Pour être plus précis, ce sont des siamoises de type Omphalogapus, même si de nombreux spécialistes estiment qu’elles sont plutôt de type Xyphopagus, c’est-à-dire qu’elles sont reliées par l’abdomen, à moins que ce ne soit par le sternum. Elles sont reliées l’une à l’autre par ce qu’elles appellent affectueusement Petit pont, « un entrelacs de veines vitales, un lacis de nerfs » qui est si complexe qu’aucune opération n’est possible. Un être est deux êtres. Une substance étendue, deux substances pensantes. S’il n’y a qu’un seul corps, il y a bien deux personnalités distinctes et le livre est constitué de l’alternance des points de vue, chacune de ces têtes pensantes s’exprimant à tour de rôle. Bien entendu, comme les jumeaux, il leur arrive de penser en même temps à la même chose et il est souvent facile à l’une de terminer une phrase que l’autre a commencé. Les parapsychologues sont persuadés qu’elles ne partageraient pas seulement leur corps alors qu’à vivre constamment ensemble, la connaissance de l’autre est telle, qu’il n’y a finalement rien de plus normal à acquérir des réflexes intellectuels communs. Mais elles sont un monstre et les autres refusent de leur accorder la moindre normalité. Le monstre, étymologiquement, est celui que l’on montre du doigt (monstrare), celui qui est radicalement autre. Si autrui est, selon la définition classique, à la fois le Même et l’Autre, le monstre est surtout Autre et très peu Même. Affronter le regard de la société est devenu une habitude. Si dans leur quartier, elles peuvent sortir sans trop de problèmes, elles s’interdisent les foires, de peur d’y être prises pour des attractions. N’oublions pas, en effet, que les frères Chang et Eng Bunker, originaires de Siam, participèrent à la renommée du cirque Barnum. Elles vivent donc repliées sur elles-mêmes, se désintéressant d’un monde qui n’est pas fait pour elles, qui ne les prend pas en compte et les rend ainsi doublement surnuméraires. Elles n’intéressent que les médecins, les parapsychologues ou encore les artistes déjantés, comme cet avatar de Damien Hirst auquel elles ont vendu leur corps pour qu’il puisse, lorsqu’elles seront mortes, l’immerger dans un caisson de verre rempli de formol, son intention étant de montrer que le corps est une marchandise comme une autre et de jouer avec notre fascination perverse pour les monstres. Grâce à l’internet, leur réclusion n’est pas totalement aliénante. Elles travaillent dans l’e-commerce et fréquentent les forums pour adulte sur lesquels, grâce cette fois à leur monstruosité, elles connaissent un tel succès qu’elles ont une vie sexuelle pleine et entière :
« Nous avons fait l’amour quelquefois. Les gens ne savent pas ça. La plupart de l’imaginent pas. […] Nous sommes très demandées. Alors il faut trier. Il faut trier entre : ceux qui se mettent au défi de coucher avec un monstre ; ceux qui veulent voir, ceux qui veulent savoir : “Est-ce que ça jouit en même temps deux siamoises ? Est-ce que quand on en touche une, l’autre prend son pied également ?” ; et ceux qui ne se posent aucune question, ce n’est pas les bizarreries de la nature qui les attirent, c’est le fait qu’ils puissent caresser deux chattes en même temps, deux paires de seins. Tout le reste ils l’oublient, ils ne voient pas : les asymétries, les brisures, les gnons, les ombres portées au cœur des boursouflures, et ce gros moignon entre nous deux. Ce qu’ils aiment en nous, c’est la profusion, l’excès de femme… Et les derniers, les plus pitoyables peut-être : ceux qui s’approchent vers vous comme pour vous faire la charité, le regard pieux. Tout juste s’ils ne vous tirent pas leur chapeau bas pour vous présenter leurs condoléances. »
La perversité humaine, qu’elle soit franche ou qu’elle se cache derrière les beaux sentiments, est sans fond, mais les sœurs sont bien obligées de l’accepter et de s’en servir pour se satisfaire. Elles deviennent alors doublement monstrueuses car si la société parvient à surmonter ses appréhensions et à accepter physiquement le monstre, cela n’est possible que si le monstre reste enferré dans sa monstruosité. Ce que la société trouve anormal, c’est que le monstre soit un homme comme les autres, avec les mêmes aspirations au bonheur, avec les mêmes désirs. Ainsi en est-il par exemple d’Hélène, leur nouvelle voisine, qui adopte avec elle un comportement infantilisant comme si elles n’étaient finalement qu’en voie d’humanisation, comme si elles n’étaient que des êtres en voie d’achèvement et qui est écœurée de leur savoir une sexualité. Patrick Dao-Pailler montre tout cela parfaitement en dressant un portrait aussi sensible que lucide et cruel des deux sœurs. C’est justement leur sexualité qui va faire chavirer leur destin monotone lorsque se présentera un nouvel amant, Fernando. Ce qui va distinguer Fernando des autres, c’est qu’il est conscient de sa perversité. Elles ne savent rien de lui, si ce n’est qu’il les aime vraiment. Or, l’amour ne se partage pas et Ady va prendre conscience de sa différence. Cette différence existait déjà puisque si Lucy est douce, naïve et sensible, Ady est plus intelligente et désabusée. Alors que Lucy dort sans cesse et ne lit pas, Ady dort peu et lit beaucoup. Le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein et La Logique de la sensation de Deleuze sont sur sa table de nuit. Lorsque l’on est un être qui pourrait être issu d’un tableau de Bacon, pas étonnant qu’on lise La Logique de la sensation ! Ady rêve d’une séparation impossible et son Petit Pont, elle l’appelle maintenant Moignon, sachant pertinemment qu’en réalité le moignon n’est rien d’autre que sa sœur dont elle ne supporte plus le regard. Pour parodier la célèbre formule Sartre, « l’enfer, c’est l’autre », cette autre dont l’existence l’empêche de se réapproprier ce corps qui n’est pas tout à fait le sien, qu’elle ne peut pas ne pas partager : « Je hais Lucy. Je la hais parce que tout, dans ses gestes, dans ses mots, dans ses traits – si semblables aux miens pourtant – me fait penser qu’elle aime plus que moi… » Ce qui excite la haine d’Ady, c’est tout cet amour qui remplit sa sœur, amour qui s’adresse à elle, mais aussi et surtout à Fernando qu’Ady ne parvient pas aimer autant. Fernando mourra, étranglé. Faut-il croire que la jalousie a conduit Ady au meurtre ? Cela semble en effet assez logique. Mais Dao-Pailler brouille les pistes. Ne serait-ce pas Lucy qui a sacrifié l’amant à la sœur ? Possible aussi. Les experts judiciaires, eux, estiment que le meurtre n’a pas pu être accompli par l’une ou l’autre, mais qu’elles ont été nécessairement complices. Que vaut cet avis ? Est-il objectif ou s’agit-il de faire condamner les deux sœurs pour évacuer tous les problèmes liés à ce procès ? Que se passerait-il en effet si l’une des sœurs était condamnée ? Comment faire purger une peine à la coupable sans que l’innocente en pâtisse ? Quoi qu’il en soit, Ady espère être reconnue coupable « le verdict permett(r)ait de redéfinir la frontière avec l’autre. » Au cours du procès, Lucy comprend qu’elle est devenue l’objet de la haine de sa sœur : « Tout ce qui est en toi, tout ce que tu penses est pur – ça n’est pas corrompu par Lucy ! Il ne faut pas que ça sorte. Ce qui est en toi, c’est de l’or, c’est précieux. Quand ça sort en ma présence, ça encourt le risque de devenir de la brique, du sable, de la merde… […] J’ai cru que tu ne te supportais pas, Ady. Je n’ai pas compris tout de suite que c’est mon regard qui te gênait, j’ai cru que c’était ton corps qui te gênait. Mais j’ai compris. J’ai perdu mon utilité. Jusqu’à présent j’étais cela : une machine à te regarder… pour que tu puisses t’aimer toi-même. » Dao-Pailler qui menait son roman de manière somme toute assez classique va nous entraîner sur une autre voie, le procès virant peu à peu au grotesque. La gravité est maintenant en arrière-fond et c’est Dondon, Ubu du prétoire, qui devient le chef d’orchestre de la farce, farce qui atteint son acmé lorsque l’on découvre une page 167 blanche avec en son centre un petit symbole en forme de bombe. Une bombe vient effectivement d’être lancée et le tribunal est pris en otage par deux terroristes du GAAHS, à savoir le Groupe d’Action Armé pour l’Homme Simplex. Il s’agit de revendiquer l’unique contre le double par la dissolution, par exemple, des paires juge/avocat, mari/femme, mère/fille, etc., mais aussi par l’exigence de séparer les siamoises. Les scènes les plus délirantes se succèdent, nous faisant comprendre que tout homme a besoin d’un double. Il y a sans doute une référence implicite au mythe de l’humanité primitive raconté par Aristophane dans Le Banquet de Platon. Ce mythe, connu sous le nom de mythe des androgynes, raconte que pour punir l’homme de son orgueil, Zeus nous coupa en deux, de sorte que nous sommes maintenant des êtres incomplets en quête de notre double sans lequel nous sommes condamnés au malheur. En ce sens, les siamoises, loin d’être des monstres, sont à elle deux un être parfait : « Ils recherchent tous ce que nous avons trouvé dès notre naissance. Un double, à aimer et à haïr. Peu importe leur position, leur statut, peu importe de savoir ce qu’ils disent être ou l’exact inverse – peu leur importe leurs volte-face incessantes. L’essentiel est qu’en face un personnage soit là – leur image inversée dans le miroir – qui vienne leur donner le sentiment d’être complets. Ils nous vénèrent pour cela, pour ce que nous représentons : l’hypernormalité. » À la fois roman policier, farce et conte philosophique, §iamoises est un texte à (re)découvrir d’urgence.