C'est, je l'avoue, avec une certaine incrédulité que j'ai appris, en même temps que tout le monde, la spectaculaire action, parait-il consensuelle, en cours sur la Wikipédia italophone. Pour ceux qui n'auraient pas suivi, je renvoie aux billets de mes collègues blogueurs Alexander Doria et Darkoneko. Un bref résumé de l'histoire tout de même pour ceux qui ont la flemme de cliquer sur les liens (ne me mentez pas : vous ne regardez pas tout ce que je fais ... Moi aussi, je lis des blogs donc je le sais bien ) : un projet de loi relatif aux écoutes téléphoniques est en cours d'examen au Parlement italien, et son alinéa 29, s'éloignant tout de même quelque peu du champ initial de la proposition de loi, prévoit l'obligation, sous 48 heures, pour les sites soumis au droit italien, d'expurger un texte hébergé de tout propos qui lèserait une personne. En clair, il semble que (j'aurais aimé tout de même avoir confirmation de juristes italiens sur la portée réelle de cet amendement s'il est adopté) si, exemple au hasard, un dénommé Silvio B réclame que l'article sur Wikipédia le concernant soit délesté de choses sans intérêt comme la mention d'une certaine Ruby, ou autres menues affaires de corruption, il faudra s'exécuter sous 48 heures. Pour protester contre cette perspective, un vote est rapidement organisé au sein de la communauté italienne et, avec le soutien du chapter local, il est décidé d'une action spectaculaire et radicale : la black-out du site pendant 2 jours, chaque page étant redirigée vers un communiqué expliquant la colère de la communauté wikipédienne face à ce qui se trame, insistant sur la nécessité de la préservation de la liberté d'expression pour réaliser une encyclopédie neutre (suite à une modification, apparemment insuffisante, du projet, la mesure a, à l'heure où j'écris ces lignes, été levée mais un large bandeau apparaît toujours en haut de chaque page). Par la suite, la Foundation a apporté son soutien à l'initiative, et Wikimédia France, pour sa part, a affiché sa "solidarité".
C'est en effet tout l'enjeu de cet alinéa 29 (Comma 29) : comment continuer à être neutre, sans parler même de la fiabilité dans des cas extrêmes, si tout un chacun peut obtenir que soit retiré tout propos qui le lèserait selon lui ? Car, attention, contrairement à la diffamation du droit français (qui est en revanche parfaitement compréhensible), ce n'est pas le juge qui apprécierait la situation : il serait apparemment transformé en simple exécutant, le seul fait pour le plaignant de s'estimer lésé suffisant à évacuer du texte les passages litigieux. En ce sens, on ne peut qu'approuver, sur le fond, l'inquiétude des contributeurs italiens, d'autant plus qu'il n'est pas exclu que les autres Wikipédia, y compris la francophone, puissent être concernées à la marge (le droit italien pourrait être applicable en cas de plainte d'un citoyen italien, ou si les rédacteurs sont Italiens). Reste le problème de la méthode (trop rapidement) utilisée (black-out du site, et surtout affirmation, par ce moyen spectaculaire, de revendications à caractère politique). Et là, le bât blesse. Beaucoup. J'y ai énormément réfléchi depuis avant-hier, et j'en suis maintenant convaincu (comme d'autres contributeurs) : la méthode de contestation a détourné Wikipédia de son objet fondamental en en faisant l'instrument d'une volonté politique. Wikipédia, par son audience, est un pouvoir (d'influence). Mais la neutralité de point de vue, l'un de ses principes fondateurs, ne se limite pas, à mon sens, aux articles : Wikipédia ne saurait, et je vais y revenir plus longuement dans le paragraphe suivant, être le vecteur promotionnel d'un type de société. Quand bien même son existence et son concept constituent en soi un modèle original de partage de la connaissance, donc de témoignage d'une certaine conception de la société (participative, libre, etc). Il y a une différence fondamentale entre ce qu'on est, ce qu'on porte naturellement, et ce qu'on fait. Wikipédia promeut en soi un mode de diffusion de la Connaissance. Wikipédia n'a en revanche pas le droit d'en exiger l'application universelle, ni même d'exiger des autorités que les lois soient adaptées à ce modèle. J'ajoute, et c'est un point formel tout aussi fondamental, qu'en agissant ainsi, la communauté italienne tente de court-circuiter la forme démocratique de l'État italien : la démocratie représentative prévoit que le pouvoir législatif, le Parlement, est fondé à librement, à condition bien sûr de respecter certaines normes fondamentales, élaborer et voter la Loi. Le peuple, pour déterminer la politique à mener, s'exprime dans les urnes. Toute tentative de lobbying catégoriel (et c'est, je suis désolé, le cas ici) est un obstacle à ce rouage démocratique. Agir de la sorte est donc contraire aux valeurs démocratiques. Ce qui n'est pas en soi forcément condamnable (puisque Wikipédia ne doit rien promouvoir, pas davantage la démocratie), mais l'est dans une démocratie comme l'Italie, les contributeurs, par ailleurs citoyens, se devant de respecter les principes fondamentaux du droit qui leur est applicable. La nuance est certes importante, mais elle ne change donc rien au fait que la nature antidémocratique de la méthode utilisée pose ici problème.
Mais la plus épineuse question reste bien sûr celle de l'engagement de Wikipédia, matérialisé, bien plus que par le coup d'éclat de la communauté italienne, par le soutien on ne peut plus clair apporté à cette action par la Wikimedia Foundation. Et, en corollaire, celle de la neutralité de "l'institution Wikipédia". D'autant plus, ne nous voilons pas la face, que le grand public ne peut percevoir cette action que comme une opposition au gouvernement de Silvio Berlusconi. Le Bistro d'hier ne s'y est justement pas trompé, et je précise d'emblée que je suis complètement en phase avec les avis de Thierry Caro et de Docteur Brains (et je déplore bien sûr le départ consécutif de cet excellent contributeur et bureaucrate, même si j'en comprends les ressorts tant ce point est fondamental. Je partage sa désillusion même si je ne m'en faisais plus beaucoup, d'illusions. Mais je vais y revenir). Comme je le disais plus haut, Wikipédia n'a pas à être engagée dans un quelconque débat politique, quand bien même ses intérêts seraient en jeu. Les contributeurs, bénévoles, ne se sont pas investis dans ces projets pour être engagés malgré eux dans des combats à caractère politique, surtout en vertu de positions qu'ils ne sont pas obligés de partager en leur for intérieur. Au-delà, Wikipédia est, et c'est son principe fondateur numéro 1, un projet d'encyclopédie. Et c'est tout. Par conséquent, au-delà de ce qu'elle peut incarner et véhiculer comme valeurs dans l'imaginaire collectif, Wikipédia ne saurait être engagée, ne saurait servir d'outil à un combat politique sans être dévoyée dans son essence-même qui est la construction d'une encyclopédie vérifiable et neutre. C'est pourtant ce qu'il s'est passé ici. Pour justifier les prises de position effectuées, Serein développe deux arguments :
- Le premier est que Wikipédia doit être neutre dans son contenu, mais sans plus, parce qu'elle incarne des valeurs qui doivent être défendues. Sans oublier la défense des principes fondateurs de l'encyclopédie lorsqu'ils sont menacés par l'extérieur (ce qui est le cas ici). Oui. Mais non. Non parce que la neutralité ne peut qu'impliquer une neutralité générale : quelle crédibilité va avoir Wikipédia sur les articles politiques italiens après cette initiative sans précédent (et Serein parle elle-même de "précédent dangereux" ... mais qui serait justifié) ? Comment concilier neutralité du contenu et engagement extérieur ? Impossible. Wikipédia révolutionne par elle-même la diffusion de la Connaissance. Elle ne doit pas vouloir faire la Révolution. Sinon autant jeter directement aux orties la neutralité dont on se gargarise. Faire un projet d'encyclopédie, ce n'est pas faire une expérience politique. Encore moins chercher à devenir un pouvoir d'influence. Le succès de Wikipédia fait que cette dernière a de l'influence. Conséquence mécanique. Mais se servir de cette influence, c'est trahir les idéaux qui ont façonné Wikipédia jusque là. Parce que si l'on commence à justifier — car ce que dit Serein en revient à cela — cet engagement par le double fait qu'on a raison et qu'on doit défendre nos intérêts, alors, avec la même logique, on peut aussi s'engager contre le code de la propriété intellectuelle, la diffamation, les lois mémorielles, pour le libre, etc. C'est ouvrir la boîte de Pandore. Du reste, à propos du libre, et c'est pourquoi je disais plus haut que j'avais déjà perdu une partie de mes illusions, force est de constater qu'il y a déjà un militantisme feutré, dont Wikimédia France se fait largement l'écho, en faveur du libre. Ce que j'ai déjà discrètement déploré, ceux qui savent lire entre les lignes ne l'ignorent pas. Oui, Wikipédia est libre. Non, Wikipédia ne doit pas servir de vecteur de la croisade pour le libre.
- L'action entreprise ne serait pas répréhensible car elle équivaudrait, dans son raisonnement, à un exercice du droit de grève. Sauf que les Wikipédiens ne sont pas des salariés. Les bénévoles n'ont rien à revendiquer pour le travail effectué. Le principe, c'est de choisir de s'engager si on approuve, et de ne plus rien en faire si on n'en a plus envie. Faire cette analogie en revient à catégoriser les Wikipédiens pour leurs contributions et à exploiter malgré elle cette force numérique de la même manière que les syndicats montrent leurs muscles aux dirigeants d'entreprises. Non, les contributeurs de Wikipédia ne sont pas des salariés, et la Foundation, pas plus que les chapters locaux, ne sont des syndicats, ni leurs portes-paroles. Thierry Caro oppose fort justement cette vision politique à celle, éditoriale et qui aurait dû primer, qui veut que les contributeurs ne sont que des bénévoles souhaitant participer à un projet de libre diffusion de la Connaissance.
En conclusion, Wikipédia a donc selon moi été dévoyée à des fins de combat politique, ce qui est à mes yeux inacceptable, ainsi qu'une atteinte à la neutralité qui a toujours fait sa nature, sans parler du discrédit que cela ne manquera pas d'occasionner aux yeux d'une partie au moins de l'opinion publique. Je n'en tirerai probablement pas les mêmes conclusions immédiates que Docteur Brains sur ma poursuite au projet, mais j'avoue que je me poserai la question si ce virage politique devient un précédent, sachant que ce dévoiement était déjà plus ou moins perceptible. Wikipédia est un magnifique projet destiné à porter savoirs et connaissances de manière gratuite, participative et neutre. Attention à toujours garder ces fondamentaux en tête. La menace de disparition de Wikipédia, en réalité, réside là, et bien plus que dans n'importe quelle proposition de loi.