Sommaire - L'idée anarchiste - Le congrès de la Fédération jurassienne - Déclaration des anarchistes accusés devant le tribunal correctionnel de Lyon - Paroles d'un révolté - L'anarchie : sa philosophie, son idéal - Kropotkine dans la Révolution russe
Congrès de la Fédération jurassienne de 1880
Lorsque ce mot [Collectivisme] fut introduit dans l'Internationale, on lui donnait une signification tout autre que celle qu'on cherche à lui donner aujourd'hui. Ménageant les préjugés existant alors en France contre le communisme, par lequel on sous-entendait un ordre monastique enfermé dans un couvent ou dans une caserne, l'Internationale accepta le mot collectivisme. Elle disait ainsi qu'elle voulait la mise en commun du capital social, et la liberté complète des groupes d'introduire telle répartition des produits du travail qu'ils trouveraient la mieux appropriée aux circonstances. Aujourd'hui, l'on cherche à faire comprendre que le mot collectivisme signifie autre chose : il signifierait, selon les évolutionnistes, la mise en commun des instruments de travail, mais la jouissance individuelle des produits. [...] Il serait temps de mettre fin à ce malentendu et pour cela il n'y a qu'un moyen : c'est celui d'abandonner le mot de collectivisme et de se déclarer franchement communistes, en faisant ressortir la différence qui existe entre notre conception du communisme anarchiste et celle qui fut répandue par les écoles communistes mystiques et autoritaires d'avant 1848. Nous aurions mieux exprimé notre idéal, et notre propagande n'en serait que fortifiée. Elle y acquerrait cet élan qu'apporte l'idée du communisme et que ne donnera jamais celle du collectivisme.
Tout le problème de la réalisation de la liberté humaine - dans sa plus large conception — reste debout, parce que l'Etat, par la nature même de sa constitution et de ses manifestations, n'émancipe pas l'être humain, mais l'absorbe ; l'Etat communiste, plus encore que l'Etat bourgeois, annulerait l'individu et régnerait par la force. Pour nous, la solution du problème social comprend, non seulement la réalisation la plus complète possible, au profit des masses, du bien-être matériel, mais aussi, pour tous et pour chacun, la conquête la plus large de la liberté. Telle est la raison pour laquelle nous ne sommes point partisans de l'Etat communiste, et, en conséquence, les ennemis d'une politique qui conduit logiquement à cet Etat.
Le parti socialiste étatiste, pour agir politiquement sur le terrain légal n'avait malheureusement qu'une chose à faire — mettre en poche le programme communiste et affecter un programme de pratique immédiate, avec lequel on espérait rallier les masses ; on prit dans les programmes avancés de la démocratie bourgeoise les points saillants, en leur donnant une couleur socialiste et c'est ainsi que surgirent les différents programmes de réalisation immédiate du parti socialiste légal.
L'Etat bourgeois n'accepta pas même la lutte sur ce terrain pacifique et le seul pays, en Europe, où ce socialisme légal fut une puissance — l'Allemagne — nous offre le spectacle d'une réaction sur toute la ligne ; la retraite du parti socialiste et sa désorganisation sont le résultat de toute une longue et puissante campagne.
Paroles d'un révolté (1885)
De la Commune du moyen-âge à la Commune moderne
Constatons d’abord que cette comparaison avec le passé n’a qu’une valeur relative. Si, en effet, la Commune voulue par nous n’était réellement qu’un retour vers la Commune du moyen-âge, ne faudrait-il pas reconnaître que la Commune, aujourd’hui, ne peut revêtir les formes qu’elle prenait il y a sept siècles ? Or, n’est-il pas évident que, s’établissant de nos jours, dans notre siècle de chemins de fer et de télégraphes, de science cosmopolite et de recherche de la vérité pure, la Commune aurait eu une organisation si différente de celle qu’elle a eue au douzième siècle, que nous serions en présence d’un fait absolument nouveau, placé dans des conditions nouvelles et qui nécessairement amènerait des conséquences absolument différentes ?
Quel est le but capital de cette « conjuration » ou « communion » que font au douzième siècle les bourgeois de telle cité ? - Certes, il est bien restreint. Le but est de s’affranchir du seigneur. Les habitants, marchands et artisans, se réunissent et jurent de ne pas permettre à « qui que ce soit de faire tort à l’un d’entre eux et de le traiter désormais en serf. » ; c’est contre ses anciens maîtres que la Commune se lève en armes. - « Commune, - dit un auteur du douzième siècle, cité par Aug. Thierry, - est un mot nouveau et détestable, et voici ce qu’on entend par ce mot : les gens taillables ne payent plus qu’une fois par an à leur seigneur la rente qu’ils lui doivent. S’ils commettent quelque délit, ils en sont quittes pour une amende légalement fixée ; et quant aux levées d’argent qu’on a coutume d’infliger aux serfs, ils en sont entièrement exempts. »
En s’affranchissant du seigneur, la Commune du moyen âge ne s’affranchissait-elle aussi de ces riches bourgeois, qui, par la vente des marchandises et des capitaux, s’étaient conquis des richesses privées au sein de la cité ? - Point du tout ! Après avoir démoli les tours de son seigneur, l’habitant de la ville vit bientôt se dresser, dans la Commune même, des citadelles de riches marchands cherchant à le subjuguer, et l’histoire intérieure des Communes du moyen âge est celle d’une lutte acharnée entre les riches et les pauvres, lutte qui nécessairement finit par l’intervention du roi. L’aristocratie se développant de plus en plus au sein même de la Commune, le peuple, retombé vis-à-vis du riche seigneur de la ville haute dans la servitude qu’il subissait déjà de la part du seigneur du dehors, comprit qu’il n’avait plus rien à défendre dans la Commune ; il déserta les remparts qu’il avait dressés, et qui, par l’effet du régime individualiste, étaient devenus les boulevards d’un nouveau servage. N’ayant rien à perdre, il laissa les riches marchands se défendre eux-mêmes, et ceux-ci furent vaincus : efféminés par le luxe et les vices, sans soutien dans le peuple, ils durent bientôt céder aux sommations des hérauts du roi et leur remirent les clefs de leurs cités. En d’autres communes, ce furent les riches eux-mêmes qui ouvrirent les portes de leurs villes aux armées impériales, royales ou ducales, pour fuir la vengeance populaire, prête à tomber sur eux.
Guidée par un sentiment purement égoïste, la Commune du moyen âge s’enferma dans ses remparts. Que de fois n’a-t-elle pas jalousement fermé ses portes et levé ses ponts devant les esclaves qui venaient lui demander refuge, et ne les a-t-elle pas laissé massacrer par le seigneur, sous ses yeux, à la portée de ses arquebuses ? Fière de ses libertés, elle ne cherchait pas à les étendre sur ceux qui gémissaient au dehors. C’est à ce prix même, au prix de la conservation du servage chez ses voisins, que mainte commune a reçu son indépendance. Et puis, n’était-il pas aussi de l’intérêts des gros bourgeois communiers, de voir les serfs de la plaine rester toujours attachés à la glèbe, sans connaître ni l’industrie, ni le commerce, toujours forcés de recourir à la ville pour s’approvisionner de fer, de métaux et de produits industriels ? Et lorsque l’artisan voulait tendre la main par-dessus la muraille qui le séparait du serf, que pouvait-il faire contre la volonté du bourgeois qui tenait le haut du pavé, qui seul connaissait l’art de la guerre et qui payait les mercenaires aguerris ?
La Commune de Paris victorieuse se serait-elle bornée à donner des institutions municipales plus ou moins libres ? Le prolétariat parisien brisant ses chaînes, c’eut été la révolution sociale dans Paris d’abord, puis dans les communes rurales. La Commune de Paris, lors-même qu’elle soutenait la lutte à son corps défendant, a néanmoins dit au paysan : Prends ta terre, toute la terre ! Elle ne se serait pas bornée à des paroles, et l’eût-il fallu, ses vaillants fils seraient allés en armes dans les villages lointains aider le paysan à faire sa révolution : chasser les accapareurs du sol, et s’en emparer pour la rendre à tous ceux qui veulent et qui savent en tirer les moissons.
La Commune du moyen âge pouvait se parquer dans ses murs et, jusqu’à un certain point, s’isoler de ses voisins. Lorsqu’elle entrait en relations avec d’autres communes, ces relations se bornaient le plus souvent à un traité pour la défense des droits urbains contre les seigneurs, ou bien à un pacte de solidarité pour la protection mutuelle des ressortissants des communes dans leurs voyages lointains. Et quand de véritables ligues se formaient entre les villes, comme en Lombardie, en Espagne, en Belgique, ces ligues, trop peu homogènes, trop fragiles à cause de la diversité des privilèges, se scindaient bientôt en groupes isolés ou succombaient sous les attaques des États voisins.
Quelle différence avec les groupes qui se formeraient aujourd’hui ! Une petite Commune ne pourrait vivre huit jours sans être obligée par la force des choses de se mettre en relations suivies avec les centres industriels, commerciaux, artistiques, et ces centres, à leur tour, sentiraient le besoin d’ouvrir leurs portes toute grandes aux habitants des villages voisins, des communes environnantes et des cités lointaines.
Ainsi, répétons-le, ceux qui viennent nous dire que les Communes, une fois débarrassées de la tutelle de l’État, vont se heurter et s’entre-détruire en guerres intestines, oublient une chose : c’est la liaison intime qui existe déjà entre les diverses localités, grâce aux centres de gravitation industrielle et commerciale, grâce à la multitude de ces centres, grâce aux incessantes relations. Ils ne se rendent pas compte de ce qu’était le moyen âge avec ses cités closes et ses caravanes se traînant lentement sur des routes difficiles, surveillées par des seigneurs-brigands ; ils oublient ces courants d’hommes, de marchandises, de lettres, de télégrammes, d’idées et d’affections, qui circulent entre nos cités comme les eaux d’un fleuve qui ne tarissent jamais : ils n’ont pas l’idée nette de la différence entre deux époques qu’ils cherchent à comparer.
Mais il y a encore autre chose. Pour le bourgeois du moyen âge la Commune était un État isolé, nettement séparé des autres par ses frontières. Pour nous, « Commune » n’est plus une agglomération territoriale ; c’est plutôt un nom générique, un synonyme de groupements d’égaux, ne connaissant ni frontières ni murailles. La Commune sociale cessera bien vite d’être un tout nettement défini. Chaque groupe de la Commune sera nécessairement attiré vers d’autres groupes similaires des autres Communes ; il se groupera, se fédérera avec eux par des liens tout au moins aussi solides que ceux qui le rattachent à ses concitadins, constituera une Commune d’intérêts dont les membres sont disséminés dans mille cités et villages. Tel individu ne trouvera la satisfaction de ses besoins qu’en se groupant avec d’autres individus ayant les mêmes goûts et habitant cent autres communes.
Le gouvernement révolutionnaire
C'est tout bonnement un replâtrage de la république bourgeoise ; c'est la prise de possession par les soi-disant républicains, des emplois lucratifs, réservés aujourd'hui aux bonapartistes ou aux royalistes. C'est tout au plus le divorce de l'Église ou de l'État, remplacé par le concubinage des deux, la séquestration des biens du clergé au profit de l'État et surtout des futurs administrateurs de ces biens, peut-être encore le referendum, ou quelque autre machine du même genre... Mais, que des révolutionnaires socialistes se fassent les apôtres de cette idée — nous ne pouvons l'expliquer qu'en supposant de deux choses l'une. Ou bien, ceux qui l'acceptent sont imbus de préjugés bourgeois qu'ils ont puisés, sans s'en rendre compte, dans la littérature et surtout dans l'histoire faite à l'usage de la bourgeoisie par les bourgeois ; et, pénétrés encore de l'esprit de servilisme, produit des siècles d'esclavage, ils ne peuvent pas même s'imaginer libres. Ou bien, ils ne veulent point de cette Révolution dont ils ont toujours le nom sur les lèvres : ils se contenteraient d'un simple replâtrage des institutions actuelles, à condition qu'on les portât au pouvoir, quitte à voir plus tard ce qu'il faudra faire pour tranquilliser « la bête », c'est-à-dire, le peuple. Ils n'en veulent aux gouvernants du jour que pour prendre leur place. Avec ceux-ci, nous n'avons pas à raisonner. Nous ne parlerons donc qu'à ceux qui se trompent sincèrement.
Le pouvoir royal ou autre est renversé, l'armée des défenseurs du Capital est en déroute ; partout la fermentation, la discussion de la chose publique, le désir de marcher de l'avant. Les idées nouvelles surgissent, la nécessité de changements sérieux est comprise, — il faut agir, il faut commencer sans pitié l'œuvre de démolition, afin de déblayer le terrain pour la vie nouvelle. Mais, que nous propose-t-on de faire ? — De convoquer le peuple pour les élections, d'élire de suite un gouvernement, de lui confier l'œuvre que nous tous, que chacun de nous devrait faire de sa propre initiative !
Jamais élections ne furent plus libres que celles de mars 1871. Les adversaires de la Commune l'ont eux-mêmes reconnu. Jamais la grande masse des électeurs n'était plus imbue du désir d'envoyer au pouvoir les meilleurs hommes, des hommes de l'avenir, des révolutionnaires. Et c'est ce qu'elle fit. Tous les révolutionnaires de renom furent élus par des majorités formidables ; jacobins, blanquistes, internationaux, les trois fractions révolutionnaires se trouvèrent représentées au Conseil de la Commune. L'élection ne pouvait donner un meilleur gouvernement.
On en connaît le résultat. Enfermés à l'Hôtel-de-Ville, avec mission de procéder dans les formes établies par les gouvernements précédents, ces révolutionnaires ardents, ces réformateurs se trouvèrent frappés d'incapacité, de stérilité. Avec toute leur bonne volonté et leur courage, ils n'ont pas même su organiser la défense de Paris. Il est vrai qu'aujourd'hui on s'en prend pour cela aux hommes, aux individus ; mais ce ne sont pas les individus qui furent la cause de cet échec — c'est le système appliqué.
En effet, le suffrage universel, lorsqu'il est libre, peut donner, tout au plus, une assemblée représentant la moyenne des opinions qui circulent en ce moment dans la masse; et cette moyenne, au début de la révolution, n'a généralement qu'une idée vague, fort vague, de l'œuvre à accomplir, sans se rendre compte de la manière dont il faut s'y prendre. Ah, si le gros de la nation, de la Commune, pouvait s'entendre, avant le mouvement, sur ce qu'il y aurait à faire dès que le gouvernement serait renversé ! Si ce rêve des utopistes de cabinet pouvait être réalisé, nous n'aurions même jamais eu de révolutions sanglantes : la volonté du gros de la nation étant exprimée, le reste s'y serait soumis de bonne grâce. Mais ce n'est pas ainsi que se passent les choses. La révolution éclate bien avant qu'une entente générale ait pu s'établir, et ceux qui ont une idée nette de ce qu'il y aurait à faire au lendemain du mouvement ne sont à ce moment-là qu'une petite minorité. La grande masse du peuple n'a encore qu'une idée générale du but qu'elle voudrait voir réaliser, sans trop savoir comment marcher vers ce but, sans trop avoir de confiance dans la marche à suivre. La solution pratique ne se trouvera, ne se précisera que lorsque le changement aura déjà commencé : elle sera le produit de la révolution elle-même, du peuple en action, — ou bien elle ne sera rien, le cerveau de quelques individus étant absolument incapable de trouver ces solutions qui ne peuvent naître que de la vie populaire.
Mais ce n'est pas ainsi que se passent les choses. La révolution éclate bien avant qu'une entente générale ait pu s'établir, et ceux qui ont une idée nette de ce qu'il y aurait à faire au lendemain du mouvement ne sont à ce moment-là qu'une petite minorité. La grande masse du peuple n'a encore qu'une idée générale du but qu'elle voudrait voir réaliser, sans trop savoir comment marcher vers ce but, sans trop avoir de confiance dans la marche à suivre. La solution pratique ne se trouvera, ne se précisera que lorsque le changement aura déjà commencé : elle sera le produit de la révolution elle-même, du peuple en action, — ou bien elle ne sera rien, le cerveau de quelques individus étant absolument incapable de trouver ces solutions qui ne peuvent naître que de la vie populaire.
Tout cela pour ne pas avoir compris qu'une vie nouvelle demande des formes nouvelles ; que ce n'est pas en se cramponnant aux anciennes formes qu'on opère une révolution ! Tout cela pour n'avoirpas compris l'incompatibilité de révolution et de gouvernement, pour ne pas avoir entrevu que l'un, — sous quelque forme qu'il se présente, — est toujours la négation de l'autre, et que, en dehors de l'anarchie, il n'y a pas de révolution.
Les dangers auxquels s'expose la Révolution si elle se laisse maîtriser par un gouvernement élu, sont si évidents que toute une école de révolutionnaires renonce complètement à cette idée. Ils comprennent qu'il est impossible à un peuple insurgé de se donner, par la voie des élections, un gouvernement qui ne représente pas le passé, et qui ne soit pas un boulet attaché aux pieds du peuple, surtout lorsqu'il s'agit d'accomplir cette immense régénération économique, politique et morale que nous comprenons par Révolution sociale. Ils renoncent donc à l'idée d'un gouvernement « légal », du moins pour la période qui est une révolte contre la légalité, et ils préconisent la « dictature révolutionnaire ».
L'homme [Auguste Blanqui] qui plus que tout autre fut l'incarnation de ce système de conspiration, l'homme qui paya par une vie en prison son dévouement à ce système, lança à la veille de sa mort ces mots qui sont tout un programme : Ni Dieu ni Maître !
C'est inévitable, c'est fatal, et il ne peut pas en être autrement. Car ce ne sont pas les sociétés secrètes, ni même les organisations révolutionnaires, qui portent le coup de grâce aux gouvernements. Leur fonction, leur mission historique, c'est de préparer les esprits à la révolution. Et lorsque les esprits sont préparés, — les circonstances extérieures aidant, — la dernière poussée vient, non pas du groupe initiateur, mais de la masse restée en dehors des ramifications de la société. [...] Lorsque la révolution est prête à éclater, lorsque le mouvement se sent dans l'air, lorsque le succès est déjà devenu certain, alors mille hommes nouveaux, sur lesquels l'organisation secrète n'a jamais exercé une influence directe, viennent se joindre au mouvement, comme des oiseaux de proie arrivés sur le champ de bataille pour se partager la dépouille des victimes. Ceux-ci aident à faire la dernière poussée, et ce n'est pas dans les rangs des conspirateurs sincères et irréconciliables, c'est parmi les pantins à balançoire qu'ils vont prendre leurs chefs, — tant ils sont inspirés de l'idée qu'un chef est nécessaire.
Mais si le gouvernement, — fût-il même un idéal de gouvernement révolutionnaire, — ne crée pas une force nouvelle et ne présente aucun avantage pour le travail de démolition que nous avons à accomplir, encore moins avons-nous à compter sur lui pour l'œuvre de réorganisation qui doit suivre la démolition. Le changement économique qui résultera de la Révolution Sociale sera si immense et si profond, il devra altérer tellement toutes les relations basées aujourd'hui sur la propriété et l'échange, — qu'il est impossible, à un ou à quelques individus d'élaborer les formes sociales qui doivent naître dans la société future. Cette élaboration des formes sociales nouvelles ne peut se faire que par le travail collectif des masses. Pour satisfaire à l'immense variété des conditions et des besoins qui naîtront le jour où la propriété individuelle sera démolie, il faut la souplesse de l'esprit collectif du pays. Toute autorité extérieure ne sera qu'une entrave, qu'un empêchement à ce travail organique qui doit s'accomplir et, partant, une source de discorde et de haines.
Les faits que nous enseigne l'histoire sont si concluants sous ce rapport ; l'impossibilité d'un gouvernement révolutionnaire et la nocivité de ce qu'on désigne sous ce nom sont si évidents, qu'il semblerait difficile de s'expliquer l'acharnement qu'une certaine école se nommant socialiste met à maintenir l'idée d'un gouvernement. Mais l'explication est bien simple. C'est que, tout socialistes qu'ils se disent, les adeptes de cette école ont une tout autre conception que la nôtre de la révolution qu'il nous incombe d'accomplir. Pour eux, — comme pour tous les radicaux bourgeois, — la Révolution Sociale, c'est plutôt une affaire de l'avenir à laquelle il n'y a pas à songer aujourd'hui. Ce qu'ils rêvent au fond de leur cœur, sans oser l'avouer, c'est tout autre chose. C'est l'installation d'un gouvernement pareil à celui de la Suisse ou des États-Unis, faisant quelques tentatives d'appropriation à l'État de ce qu'ils appellent ingénieusement « services publics ». C'est quelque chose qui tient de l'idéal de Bismarck et de celui du tailleur qui arrive à la présidence des États-Unis. C'est un compromis, fait d'avance, entre les aspirations socialistes des masses et les appétits des bourgeois. Ils voudraient bien l'expropriation complète, mais ils ne se sentent pas le courage de la tenter, ils la renvoient au siècle prochain et, avant la bataille, ils entrent déjà en négociation avec l'ennemi.
L'anarchie : sa philosophie, son idéal (1896)
Si chaque socialiste veut se reporter en amère dans ses souvenirs, il se rappellera sans doute la foule de préjugés qui se réveillèrent en lui, lorsqu'il arriva la première fois à penser que l'abolition du système capitaliste, de l'appropriation privée du sol et des capitaux, devient une nécessité historique.
La même chose se produit aujourd'hui chez celui qui entend dire pour la première fois que l'abolition de l'État, de ses lois, de son système entier de gérance, de gouvernementalisme et de centralisation devient aussi une nécessité historique ; que l'abolition de l'un sans l'autre est matériellement impossible. Toute notre éducation — faite, remarquez-le bien, par l'Église et par l'Etat, dans l'intérêt des deux — se révolte contre cette conception.
Est-elle, cependant, moins juste pour cela ? Et dans l'holocauste de préjugés que nous avons déjà fait pour notre émancipation, celui de l'Etat doit-il survivre ?
Kropotkine dans la Révolution russe
Lettre à Georges Brandes (1919)
Nous traversons, en ce moment, ce que la France vécut pendant la révolution jacobine, de septembre 1792 à juillet 1794, avec ceci en plus que maintenant c’est une Révolution sociale qui cherche sa voie.
Ceux des alliés qui voient clair dans les événements devraient donc répudier toute intervention armée. D’autant plus que s’ils veulent réellement venir en aide à la Russie, ils trouveront immensément à faire dans une autre direction.
Nous manquons de pain dans tout l’immense espace des provinces centrales et septentrionales.