Sommaire : La propriété, c'est le vol - Le système des contradictions économiques - Proudhon dans la Révolution de 1848 - Manifeste électoral du Peuple - Du principe d'autorité - Proudhon et les candidatures ouvrières - Contre le "communisme"
La propriété, c'est le vol
Si j'avais à répondre à la question suivante : Qu'est-ce que l'esclavage ? et que d'un seul mot je répondisse : C'est l'assassinat, ma pensée serait d'abord comprise. je n'aurais pas besoin d'un long discours pour montrer que le pouvoir d'ôter à l'homme la pensée, la volonté, la personnalité, est un pouvoir de vie et de mort, et que faire un homme esclave, c'est l'assassiner. Pourquoi donc à cette autre demande : Qu'est-ce que la propriété ? ne puis-je répondre de même : C'est le vol, sans avoir la certitude de n'être pas entendu, bien que cette seconde proposition ne soit que la première transformée ?
Cette troisième forme de société, synthèse de la communauté et de la propriété, nous la nommerons LIBERTÉ. Pour déterminer la liberté, nous ne réunissons donc pas sans discernement la communauté et la propriété, ce qui serait un éclectisme absurde. Nous recherchons par une méthode analytique ce que chacune d'elles contient de vrai, de conforme au vœu de la nature et aux lois de la sociabilité, nous éliminons ce qu'elles renferment d'éléments étrangers ; et le résultat donne une expression adéquate à la forme naturelle de la société humaine, en un mot la liberté.
La liberté est égalité, parce que la liberté n'existe que dans l'état social, et que hors de l'égalité il n'y a pas de société.
La liberté est anarchie, parce qu'elle n'admet pas le gouvernement de la volonté, mais seulement l'autorité de la loi, c'est-à-dire de la nécessité.
La liberté est variété infinie, parce qu'elle respecte toutes les volontés, dans les limites de la loi.
La liberté est proportionnalité parce qu'elle laisse toute latitude à l'ambition du mérite et à l'émulation de la gloire.
La liberté est essentiellement organisatrice: pour assurer l'égalité entre les hommes, l'équilibre entre les nations, il faut que l'agriculture et l'industrie, les centres d'instruction, de commerce et d'entrepôt, soient distribués selon les conditions géographiques et climatériques de chaque pays, l'espèce des produits, le caractère et les talents naturels des habitants, etc., dans des proportions si justes, si savantes, si bien combinées, qu'aucun lieu ne présente jamais ni excès ni défaut de population, de consommation et de produit. Là commence la science du droit public et du droit privé, la véritable économie politique.
Proudhon dans la Révolution de 1848
Le plus grand bonheur qui pourrait arriver au peuple français, ce serait que cent députés de l'Opposition fussent jetés à la Seine avec une meule au cou. Ils valent cent fois moins que les conservateurs car ils ont de plus que ceux-ci l'hypocrisie.
Certes, on ne peut nier que les divers gouvernements qui se sont succédé en France après la mort de Louis XVI, n'en aient parfois tiré de grandes choses ; que, soit par leur initiative, soit par leur réaction, ils n'en aient fait jaillir de vives étincelles. Mais tout cela, encore une fois, est histoire d'État ; ce n'est pas l'histoire du peuple. Or, si le mot de démocratie signifie quelque chose, si c'est par elle et pour elle qu'avait eu lieu la révolution de février, c'était le cas, en 1848, de mettre fin à une anomalie monstrueuse, et, si l'on n'osait aller jusqu'à l'anarchie, qui, comme tout principe, indique plutôt un idéal qu'une réalité, on ne pouvait du moins se refuser à une simplification générale de l'institut politique.
Le Gouvernement provisoire, condamné par sa nature et par l'hétérogénéité de ses éléments à se renfermer dans le rôle de conservateur, était bouillonnant de révolution : il voulait, quand même, révolutionner. Le souffle de l'opinion le poussant, il s'efforçait de saisir une initiative quelconque. Triste initiative ! La postérité refuserait de croire aux actes du Gouvernement de Février, si l'histoire n'avait pris soin d'en enregistrer les pièces. À part quelques mesures d'économie publique et d'utilité générale dont le temps avait révélé l'urgence et que la circonstance commandait, tout le reste ne fut que farce, parade, contre-sens et contre-bon-sens. On dirait que le pouvoir rend stupides les gens d'esprit. Le Gouvernement provisoire n'est pas le seul, depuis février, qui en ait fait l'expérience.
À Dieu ne plaise que j'inculpe ici des hommes qui tous, agissant dans la mesure de leurs lumières, ont obéi à leur conscience, et n'ont pas cru pouvoir assumer la responsabilité de si grandes choses. J'ai pu combattre les opinions de presque tous ; je n'ai jamais mis en doute la probité, le dévouement d'aucun. Ils ont quitté le pouvoir, les mains pures de rapine et de sang. Le seul dont la vertu parut alors suspecte, Armand Marrast, vient de mourir pauvre, ne laissant pas de quoi payer ses funérailles. Toute leur ambition, après avoir exercé deux mois un pouvoir auquel rien, si ce n'est leur conscience, ne fixait de limites, a été de remettre au nouveau pays légal le soin de ses destinées, et de rendre, fidèles commis, des comptes justes. Poursuivis par les souvenirs de 93, que déjà la calomnie évoquait contre eux, et pleins de l'idée que la République avait plus à fonder qu'à détruire ; ne voulant ni passer pour démolisseurs, ni usurper la souveraineté nationale, ils se sont bornés à maintenir l'ordre, et à rassurer les intérêts. Ils n'ont parlé au peuple que de fraternité, de tolérance, de sacrifice. Ils auraient cru forfaire à leur mandat, en sortant des voies légales, et jetant, de leur autorité précaire, le peuple dans la Révolution.
Mais l'expérience atteste, et la philosophie démontre, contrairement au préjugé, que toute révolution, pour être efficace, doit être spontanée, sortir, non dela tête du pouvoir, mais des entrailles du peuple ; que le gouvernement est plutôt réactionnaire que progressif; qu'il ne saurait avoir l'intelligence des révolutions, attendu que la société, à qui seule appartient ce secret, ne se révèle point par des décrets de législature, mais par la spontanéité de ses manifestations ; qu'enfin, le seul rapport qui puisse exister entre le gouvernement et le travail, c'est que celui-ci se fasse de l'autre non un patron, mais un valet.
Pour moi, le souvenir des journées de juin pèsera éternellement comme un remords sur mon cœur. Je l'avoue avec douleur : jusqu'au 25 je n'ai rien prévu, rien connu, rien deviné. Élu depuis quinze jours représentant du peuple, j'étais entré à l'Assemblée nationale avec la timidité d'un enfant, avec l'ardeur d'un néophyte. Assidu, dès 9 heures, aux réunions des bureaux et des comités, je ne quittais l'Assemblée que le soir, épuisé de fatigue et de dégoût. Depuis que j'avais mis le pied sur le Sinaï parlementaire, j'avais cessé d'être en rapport avec les masses : à force de m'absorber dans mes travaux législatifs, j'avais entièrement perdu de vue les affaires courantes. Je ne savais rien, ni de la situation des ateliers nationaux, ni de la politique du gouvernement, ni des intrigues qui se croisaient au sein de l'Assemblée. Il faut avoir vécu dans cet isoloir qu'on appelle une Assemblée nationale, pour concevoir comment les hommes qui ignorent le plus complètement l'état d'un pays sont presque toujours ceux qui le représentent.
Manifeste électoral du Peuple
La productivité du capital, ce que le christianisme a condamné sous le nom d'Usure , telle est la vraie cause de la misère, le vrai principe du prolétariat, l'éternel obstacle à l'établissement de la République. Point d'équivoque, point d'imbroglio, point d'escobarderie ! Que ceux qui se disent démocrates-socialistes signent avec nous cette profession de foi ; qu'ils adhèrent à notre communion : à ce signe, mais à ce signe seulement, nous reconnaîtrons en eux des frères, de véritables amis du Peuple ; nous souscrirons à tous leurs actes.
Nous voulons, à côté du suffrage universel, et comme conséquence de ce suffrage, l'application du mandat impératif. Les hommes politiques y répugnent ! Ce qui veut dire qu'à leurs yeux le Peuple, en élisant des représentants, ne se donne point des mandataires, il aliène sa souveraineté ! ... À coup sûr, ce n'est pas là du socialisme, ce n'est pas même de la démocratie.
Nous voulons la liberté illimitée de l'homme et du citoyen, sauf le respect de la liberté d'autrui :
Liberté d'association,
Liberté de réunion,
Liberté des cultes,
Liberté de la presse,
Liberté de la pensée et de la parole,
Liberté du travail, du commerce et de l'industrie,
Liberté de l'enseignement,
En un mot, liberté absolue.
Du principe d'autorité
L'expérience montre, en effet, que partout et toujours le Gouvernement, quelque populaire qu'il ait été à son origine, s'est rangé du côté de la classe la plus éclairée et la plus riche contre la plus pauvre et la plus nombreuse ; qu'après s'être montré quelque temps libéral, il est devenu peu à peu exceptionnel, exclusif ; enfin, qu'au lieu de soutenir la liberté et l'égalité entre tous, il a travaillé obstinément à les détruire, en vertu de son inclination naturelle au privilège.
Ni monarchie, ni aristocratie, ni même démocratie, en tant que ce troisième terme impliquerait un gouvernement quelconque, agissant au nom du peuple, et se disant peuple. Point d'autorité, point de gouvernement, même populaire : la Révolution est là.
Du pouvoir absolu à l'anarchie
Ainsi le Gouvernement, dans la simplicité de sa nature, se présente comme la condition absolue, nécessaire, sine qua non, de l'ordre. C'est pour cela qu'il aspire toujours, et sous tous les masques, à l'absolutisme : en effet, d'après le principe, plus le Gouvernement est fort, plus l'ordre approche de la perfection. Ces deux notions, le gouvernement et l'ordre, seraient donc l'une à l'autre dans le rapport de la cause à l'effet : la cause serait le Gouvernement , l'effet serait l'ordre. C'est bien aussi comme cela que les sociétés primitives ont raisonné. Nous avons même remarqué à ce sujet que, d'après ce qu'elles pouvaient concevoir de la destinée humaine, il était impossible qu'elles raisonnassent autrement.
Mais ce raisonnement n'en est pas moins faux, et la conclusion de plein droit inadmissible, attendu que d'après la classification logique des idées, le rapport de gouvernement à ordre n'est point du tout, comme le prétendent les chefs d'État, celui de cause à effet, c'est celui du particulier au général. L'ordre, voilà . le genre ; le gouvernement, voilà l'espèce. En autres termes, il y a plusieurs manières de concevoir l'ordre : qui nous prouve que l'ordre dans la société soit celui qu'il plaît à ses maîtres de lui assigner ?
Les lois
Donc le Gouvernement devra faire des lois, c'est-à-dire s'imposer à lui-même des limites : car tout ce qui est règle pour le citoyen, devient limite pour le prince. Il fera autant de lois qu'il rencontrera d'intérêts : et puisque les intérêts sont innombrables, que les rapports naissants les uns des autres se multiplient à l'infini, que l'antagonisme est sans fin ; la législation devra fonctionner sans relâche. Les lois, les décrets, les édits, les ordonnances; les arrêtés, tomberont comme grêle sur le pauvre peuple. Au bout de quelque temps le sol politique sera couvert d'une couche de papier, que les géologues n'auront plus qu'à enregistrer, sous le nom de formation « papysacée », dans les révolutions du globe. La Convention, en trois ans, un mois et quatre jours, rendit onze mille six cents lois et décrets ; la Constituante et la Législative n'avaient guère moins produit ; l'Empire et les Gouvernements postérieurs ont travaillé de même. Actuellement, le Bulletin des Lois en contient, dit-on, plus de cinquante mille ; si nos représentants faisaient leur devoir, ce chiffre énorme serait bientôt doublé. Croyez-vous que le Peuple, et le Gouvernement lui-même, conserve sa raison dans ce dédale ?
Rousseau enseigne en propres termes que, dans un gouvernement véritablement démocratique et libre, le citoyen, en obéissant à la loi, n'obéit qu'à sa propre volonté. Or, la loi a été faite sans ma participation, malgré mon dissentiment absolu, malgré le préjudice qu'elle me fait souffrir. L'État ne traite point avec moi ; il n'échange rien : il me rançonne. Où donc est le lien, lien de conscience, lien de raison, lien de passion ou d'intérêt, qui m'oblige ?
Des lois en petit nombre, des lois excellentes ? Mais c'est impossible. Le Gouvernement ne doit-il pas régler tous les intérêts, juger toutes les contestations ? Or, les intérêts sont, par la nature de la société, innombrables, les rapports variables et mobiles à l'infini : comment est-il possible qu'il ne se fasse que peu de lois ? comment seraient-elles simples ? comment la meilleure loi ne serait-elle pas bientôt détestable ?
Le système représentatif
Il n'y a pas deux espèces de gouvernements, comme il n'y a pas deux espèces de religions. Le Gouvernement est de droit divin ou il n'est pas ; de même que la Religion est du ciel ou n'est rien. Gouvernement démocratique et Religion naturelle sont deux contradictions, à moins qu'on ne préfère y voir deux mystifications. Le Peuple n'a pas plus voix consultative dans l'État que dans l'Église : son rôle est d'obéir et de croire.
Est-ce donc que le nombre offre à votre esprit quelque chose de plus rationnel, de plus authentique, de plus moral, que la foi ou la force ? Est-ce que le scrutin vous paraît plus sûr que la tradition ou l'hérédité ? Rousseau déclame contre le droit du plus fort, comme si la force, plutôt que le nombre, constituait l'usurpation. Mais qu'est-ce donc que le nombre ? que prouvât-il ? que vaut-il ? quel rapport entre l'opinion, plus ou moins unanime et sincère, des votants, et cette chose qui domine toute opinion, tout vote, la vérité, le droit ?
Les députés, prétend-on, seront les hommes les plus capables, les plus probes, les plus indépendants du pays ; choisis, comme tels, par une élite de citoyens les plus intéressés à l'ordre, à la liberté, au bien-être des travailleurs et au progrès. Initiative sagement conçue, qui répond de là bonté des candidats !
Mais pourquoi donc les honorables bourgeois composant la classe moyenne, s'entendraient-ils mieux que moi-même sur mes vrais intérêts ?
Qui me dit que vos procureurs n'useront pas de leur privilège pour se faire du Pouvoir un instrument d'exploitation ? Qui me garantit que leur petit nombre ne les livrera pas, pieds, mains et consciences liés, à la corruption ? Et s'ils ne veulent se laisser corrompre, s'ils ne parviennent à faire entendre raison à l'autorité, qui m'assure que l'autorité voudra se soumettre ?
Du suffrage universel
La solution est trouvée, s'écrient les plus intrépides. Que tous les citoyens prennent part au vote : il n'y aura puissance qui leur résiste, ni séduction qui les corrompe. C'est ce que pensèrent, le lendemain de Février, les fondateurs de la République.
Les exemples abondent de personnages élus par acclamation, et qui, sur le pavois où ils s'offraient aux regards du peuple enivré, préparaient déjà la trame de leurs trahisons. À peine si, sur dix coquins, le peuple, dans ses comices, rencontre un honnête homme.
Je comprends que sur des questions qui ne sont pas susceptibles d'une solution régulière, pour des intérêts médiocres, des incidents sans importance, on se soumette à une décision arbitrale. De semblables transactions ont cela de moral, de consolant, qu'elles attestent dans les âmes quelque chose de supérieur même à la justice, le sentiment fraternel. Mais sur des principes, sur l'essence même des droits, sur la direction à imprimer à la société ; mais sur l'organisation des forces industrielles ; mais sur mon travail, ma subsistance, ma vie ; mais sur cette hypothèse même du Gouvernement que nous agitons, je repousse toute autorité présomptive, toute solution indirecte ; je ne reconnais point de conclave : je veux traiter directement, individuellement, pour moi-même ; le suffrage universel est à mes yeux une vraie loterie.
Gouvernement et peuple
Le but du gouvernement est, on se le rappelle, non pas de ramener à l'unité la divergence des intérêts, à cet égard il se reconnaît d'une parfaite incompétence ; mais de maintenir l'ordre dans la société malgré le conflit des intérêts. En autres termes, le but du gouvernement est de suppléer au défaut de l'ordre économique et de l'harmonie industrielle. Si donc le peuple, dans l'intérêt de sa liberté et de sa souveraineté, se charge du gouvernement, il ne peut plus s'occuper de la production, puisque, par la nature des choses, production et gouvernement sont deux fonctions incompatibles, et que vouloir les cumuler, ce serait introduire la division partout. Donc, encore une fois, où seront les producteurs ? où les gouverner ? où les administrer ? où les juger ? où les exécuter ?
C'est ainsi, du reste, que les choses se passaient à Athènes, où pendant plusieurs siècles, à l'exception de quelques intervalles de tyrannie, le Peuple tout entier fut sur la place publique, discutant du matin au soir. Mais les vingt mille citoyens d'Athènes qui constituaient le souverain avaient quatre cent mille esclaves travaillant pour eux, tandis que le Peuple français n'a personne pour le servir, et mille fois plus d'affaires à expédier que les Athéniens. Je répète ma question : Sur quoi le Peuple, devenu législateur et prince, légiférera-t-il ? pour quels intérêts ? dans quel but ? Et pendant qu'il gouvernera, qui le nourrira? (...) Le Peuple en masse passant à l'État, l'État n'a plus la moindre raison d'être, puisqu'il ne reste plus de Peuple : l'équation du Gouvernement donne pour résultat zéro.
Proudhon et les candidatures ouvrières
Manifeste des Soixante ouvriers de la Seine
Nous ne sommes pas représentés, et voilà pourquoi nous posons cette question des candidatures ouvrières. Nous savons qu'on ne dit pas candidatures industrielles, commerciales, militaires, journalistes, etc. ; mais la chose y est si le mot n'y est pas. Est-ce que la très grande majorité du Corps législatif n'est pas composée de grands propriétaires, industriels, commerçants, de généraux, de journalistes, etc., etc., etc., qui votent silencieusement ou qui ne parlent que dans les bureaux, et seulement sur des questions dont ils ont la spécialité ?
Serait-il vrai que les ouvriers candidats dussent nécessairement posséder ces qualités éminentes d'orateur et de publiciste, qui signalent un homme à l'admiration de ses concitoyens ? Nous ne le pensons pas. Il suffirait qu'ils sussent faire appel à la justice en exposant avec droiture et clarté les réformes que nous demandons. Le vote de leurs électeurs ne donnerait-il pas, d'ailleurs, à leur parole une autorité plus grande que n'en possède le plus illustre orateur ? Sorties du sein des masses populaires, la signification de ces élections serait d'autant plus éclatante que les élus auraient été la veille plus obscurs et plus ignorés. Enfin le don de l'éloquence, le savoir universel, ont-ils donc été exigés comme conditions nécessaires des députés nommés jusqu'à ce jour ?
Si la liberté du travail ne vient servir de contrepoids à la liberté commerciale, nous allons voir se constituer une autocratie financière. Les petits bourgeois, comme les ouvriers, ne seront bientôt que ses serviteurs. Aujourd'hui n'est-il pas évident que le crédit, loin de se généraliser, tend au contraire à se concentrer dans quelques mains ? Et la Banque de France ne donne-t-elle pas un exemple de contradiction flagrante de tout principe économique ? Elle jouit tout à la fois du monopole d'émettre du papier-monnaie et de la liberté d'élever sans limites le taux de l'intérêt.
Point de candidats
On vous dit que depuis 89 il n'y a plus de classes ; que l'idée des candidatures ouvrières tend à les rétablir ; que, si l'on peut admettre à titre de candidat un ouvrier, comme on admet un marin, un ingénieur, un savant, un journaliste, un avocat, c'est autant que ledit ouvrier sera, comme ses collègues, l'expression de la société, non d'une classe à part ; qu'autrement la candidature de cet ouvrier aurait un caractère rétrograde, illibéral, dangereux même, par les méfiances, les alarmes, l'hostilité qu'elle ferait naître dans la classe bourgeoise.
Quoi ! il n'est pas vrai, en dépit de la Révolution, que la société française se divise foncièrement en deux classes ; l'une, qui vit exclusivement de son travail, et dont le salaire est généralement au-dessous de 1.250 francs par an et par famille de quatre personnes, somme que je suppose être la moyenne approximative du produit de la nation ; l'autre, qui vit d'autre chose encore que son travail, quand elle travaille, qui vit du revenu de ses propriétés, de ses capitaux, de ses dotations, pensions, subventions, actions, traitements, honneurs et bénéfices ? Il n'est pas vrai, à ce point de vue de la répartition des fortunes et des produits, qu'il existe parmi nous, comme autrefois, deux catégories de citoyens, vulgairement nommés bourgeoise et plèbe, capitalisme et salariat ? Mais toute notre politique, notre Économie politique, notre organisation industrielle, notre histoire, notre littérature, notre société reposent sur cette distinction que la mauvaise foi et une sotte hypocrisie paraissent seules nier.
Entrer dans son système, où nous sommes sûrs de rencontrer tous nos ennemis, anciens et nouveaux, ralliés à l'Empire et non ralliés, gens du ministère et gens d'opposition, accueillir des conditions assermentées, nous faire représenter au Corps législatif, ce serait un contresens, un acte de lâcheté ! Tout ce que, d'après la loi existante, il nous est permis de faire, c'est de protester aux grandes journées électorales, par le contenu négatif de nos bulletins. Ne perdez pas ceci de vue que, dans le système de compression qui pèse sur la Démocratie, ce n'est pas telle mesure financière, telle entreprise, telle dépense, telle alliance, tel traité, telle politique, telle loi que nous avons à discuter : on n'a que faire de nous pour cela ; notre opinion est d'avance réputée non avenue. Pareils débats sont le propre de l'opposition constitutionnelle, amie ou ennemie. Car toutes les opinions, excepté les nôtres, peuvent trouver place dans la Constitution ; en douteriez-vous, après cette clameur qui s'est élevée de toute part à la publication du Manifeste ? Or, pour nous affirmer dans notre séparatisme, nous n'avons besoin ni de représentants, ni de candidats, il ne nous faut, aux termes de la loi, que ce seul mot, veto, formule la plus énergique qui puisse révéler le suffrage universel.
Pouvons-nous, par la bouche, par la plume, par la main d'hommes véritablement à nous, prêter serment à la constitution de 1852, à laquelle nous voyons tous nos ennemis, légitimistes, orléanistes, ex-républicains, cléricaux, à l'envi, prêter serment ? Non, nous ne le pouvons pas, puisque ce serment, blessant pour notre dignité, incompatible avec nos principes, impliquerait de notre part, alors même que nous resterions, comme tant d'autres, après l'avoir prêté, ennemis personnels de l'empereur, une apostasie. La Constitution de 93, en fondant la souveraineté du Peuple, abolit le serment civique exigé par la Constitution de 91, et qui se réunit en ces trois termes : la Nation, la Loi, le Roi. Que Napoléon suive cet exemple, nous verrons après. En attendant, point de représentants, point de candidats !
(..) avec le monopole d'une presse inféodée, avec les préjugés de centralisation régnant, avec la rareté et l'insuffisance des convocations, avec les doubles, les triples, les quintuples et les décuples candidatures ; avec cet absurde principe si cher aux coureurs d'élections, un vrai représentant de la France doit être étranger à ses électeurs ; avec le pêle-mêle des catégories, des opinions et des intérêts, les choses se trouvent combinées de manière à étouffer l'esprit démocratique dans ses manifestations corporatives et locales, aussi bien que ses manifestations nationales, à couper la parole aux multitudes, réduites aux bêlements des troupeaux, faute d'avoir appris à s'attester et à produire leur verbe.
Il est de principe, dans un pays bouleversé comme le nôtre par les révolutions, que les gouvernements qui se succèdent, tout en changeant de maximes, restent, vis-à-vis des tiers, solidaires les uns des autres, et acceptent à tour de rôle les charges que leur impose ce redoutable héritage. Or, c'est une condition que, le cas échéant, il nous est défendu de subir. Nous ne pouvons pas, nous les proscrits de 1848, 1849 et 1852, accepter les engagements, les transactions et tous les actes de pouvoirs créés en vue de notre extermination. Ce serait nous trahir nous-mêmes, et il importe que le monde le sache. La Dette publique, consolidée et flottante, capitalisée à 3 %, s'élève à cette heure à 14 milliards 600 millions.
Contre le « communisme »
Le système du Luxembourg, le même au fond que ceux de Cabet, de R. Owen, des Moraves, de Campanella, de Morus, de Platon, des premiers chrétiens, etc., système communiste, gouvernemental, dictatorial, autoritaire, doctrinaire, part du principe que l’individu est essentiellement subordonné à la collectivité ; que d’elle seule il tient son droit et sa vie ; que le citoyen appartient à l’État comme l’enfant à la famille ; qu’il est en sa puissance et possession, in manu, et qu’il lui doit soumission et obéissance en toute chose.
En vertu de ce principe fondamental de la souveraineté collective et de la subalternisation individuelle, l'école du Luxembourg tend, en théorie et en pratique, à ramener tout à l'État, ou, ce qui revient au même, à la communauté : travail, industrie, propriété, commerce, instruction publique, richesse, de même que la législation, la justice, la police, les travaux publics, la diplomatie et la guerre, pour ensuite le tout être distribué et réparti, au nom de la communauté ou de l'État, à chaque citoyen, membre de la grande famille, selon ses aptitudes et ses besoins.
Le système politique, d’après la théorie du Luxembourg, peut se définir : Une démocratie compacte, fondée en apparence sur la dictature des masses, mais où les masses n’ont de pouvoir que ce qu’il en faut pour assurer la servitude universelle, d’après les formules et maximes suivantes, empruntées à l’ancien absolutisme :
Indivision du pouvoir ;
Centralisation absorbante ;
Destruction systématique de toute pensée individuelle, corporative et locale, réputée scissionnaire ;
Police inquisitoriale ;
Abolition ou du moins restriction de la famille, à plus forte raison de l’hérédité ;
Le suffrage universel organisé de manière à servir de sanction perpétuelle à cette tyrannie anonyme, par la prépondérance des sujets médiocres ou même nuls, toujours en majorité, sur les citoyens capables et les caractères indépendants, déclarés suspects et naturellement en petit nombre. L’école du Luxembourg l’a déclaré hautement : elle est contre l’aristocratie des capacités.