Les faux principes de notre éducation
Comme certains autres domaines, le domaine pédagogique est aussi de ceux où l'on s'applique à ne pas laisser pénétrer la liberté, à ne pas tolérer d'opposition : ce qu'on veut, c'est la soumission. On n'a en vue qu'un dressage, purement formel et matériel. Des ménageries de l'humanisme ne sortent que des savants, de celles des réalistes que des « citoyens utiles », dans les deux cas, rien que des créatures soumises. Notre bon vieux fond de « méchanceté » est étouffé de vive force et, partant, l'aboutissement du savoir en volonté libre. Aussi la vie scolaire produit-elle des philistins. De même qu'enfants, nous apprenons à accepter tout ce qui nous est imposé, nous nous accommodons plus tard d'une vie positive, nous nous plions à notre temps, nous en devenons les valets et les prétendus « bons citoyens ». Où donc, à la place de la soumission entretenue jusqu'ici, voit-on se renforcer un esprit d'opposition ? Où forme-t-on à la place de l'homme instruit un homme créateur ? Où donc le professeur se transforme-t-il en collaborateur, où opère-t-on la transmutation du savoir, où donc l'objectif est-il l'homme libre plutôt que l'homme cultivé ? On le recherche en vain, tant la chose est rare.
Éveille-t-on chez l'homme l'idée de la liberté, les hommes libres ne songent qu'à se libérer eux-mêmes encore et toujours : n'en fait-on, au contraire, que des hommes instruits, ils s'adaptent à toutes les circonstances de la manière la plus cultivée et la plus raffinée, ils tombent au niveau d'âmes soumises et serviles. Que sont, pour la plupart, nos beaux messieurs pleins d'esprit et de culture ? Des esclavagistes ricaneurs, eux-mêmes esclaves. ( ... )
La misère de notre éducation actuelle vient, pour une large part, de ce que le savoir ne s'est pas affiné en volonté, en auto-activité, en pratique pure. Les réalistes se sont bien aperçus de la lacune, mais ils n'y ont remédié que de façon pitoyable en formant des gens « pratiques », dénués autant d'idée que de liberté. L'esprit qui anime la plupart des enseignants en est une preuve tristement vivante. Façonnés, au mieux, ils façonnent à leur tour ; dressés, ils dressent. Mais toute éducation doit devenir personnelle. En d'autres termes, ce n'est pas le savoir qui doit être inculqué, c'est la personnalité qui doit parvenir à son propre épanouissement. Le point de départ de la pédagogie ne doit pas civiliser, mais former des personnalités libres, des caractères souverains ; aussi la volonté jusqu'ici brutalement opprimée doit-elle cesser d'être affaiblie. Du moment qu'on n'affaiblit pas l'impulsion vers le savoir, pourquoi affaiblirait-on l'impulsion vers le vouloir ? Si on cultive celui-là, qu'on cultive également celui-ci.
L'idée, l'impulsion des temps nouveaux, c'est la liberté de la volonté. La pédagogie doit donc se proposer, comme point de départ et comme fin, la formation de la libre personnalité. Cette culture qui est vraiment universelle, parce que le plus humble s'y rencontre avec le plus élevé, représente la véritable égalité de tous : l'égalité des personnalités libres, car la liberté seule est égalité. Nous avons besoin désormais d'une éducation personnelle. Si l'on veut donner un nom en « iste » à ceux qui suivent ces principes, je choisirais, pour ma part, celui de personnalistes. ( ... )
Pour conclure et exprimer en peu de mots le but vers lequel notre temps doit mettre le cap, c'est la disparition nécessaire du savoir sans volonté et le lever du savoir conscient de soi, qui s'accomplit dans l'éclat du soleil de la personnalité libre. Cela pourrait se concevoir ainsi : savoir doit mourir pour ressusciter comme volonté et se recréer quotidiennement comme personnalité libre.
L'Unique et sa propriété
Ce que l'on nomme État est comme un tissage et un tressage fait de dépendances et d'adhésion, une appartenance commune, où tous ceux qui font cause commune s'accommodent les uns des autres, dépendent les uns des autres. Il est l'ordonnancement de cette dépendance mutuelle. Vienne à disparaître le roi, qui confère l'autorité à tous, de haut en bas, jusqu'au valet du bourreau, l'ordre n'en serait pas moins maintenu, contre le désordre des instincts bestiaux, par tous ceux qui ont le sens de l'ordre bien ancré dans leur conscience. Que l'emporte le désordre, ce serait la fin de l'État.
Liberté individuelle et société
(...) il n’y a pas de différence essentielle entre État et association. Aucune association ne pourrait être fondée ni exister sans certaines limitations de la liberté, tout comme un État n’est pas compatible avec une liberté illimitée. Une limitation de la liberté est partout inévitable. Car on ne saurait s’affranchir de tout. Nous ne pouvons pas, simplement parce que nous aimerions le faire, voler comme des oiseaux, car nous ne pouvons pas nous défaire de notre propre pesanteur. Nous ne pouvons pas non plus vivre à volonté sous l’eau, comme un poisson, car nous ne saurions nous passer d’air, c’est là un besoin dont nous ne pouvons nous affranchir et ainsi de suite.
(... ) Il est vrai que l’association procure une plus grande mesure de liberté et qu’elle peut être regardée comme une "nouvelle liberté". On y échappe, en effet, à toutes les contraintes inhérentes à la vie dans l’État et dans la société. Cependant, en dépit de ces avantages, l’association n’en comporte pas moins pour nous un certain nombre d’entraves.
Relativement à l’individualité, la différence entre État et association est considérable : celui-là en est l’ennemi, le meurtrier, celle-ci en est la fille et l’auxiliaire. L’un est un esprit qui exige notre adoration en esprit et en vérité ; l’autre est mon oeuvre, ma création. L’État est le maître de mon esprit, il requiert ma foi et m’impose un article de foi, le credo de la légalité. Il exerce sur moi une influence morale, domine mon esprit, me dépossède de mon Moi pour se substituer à lui en tant que mon véritable moi. Bref l’État est sacré et, par rapport à moi, l’individu, il est l’homme véritable, l’esprit, le fantôme.
L’association, au contraire, est ma création propre, ma créature. Elle n’est pas sacrée. Elle ne s’impose pas comme une puissance spirituelle supérieure à mon esprit. Je ne veux pas être l’esclave de mes maximes, mais bien plutôt les soumettre à ma critique constante. Je ne leur accorde aucun droit de cité chez moi. Je veux encore moins m’engager pour tout mon avenir dans l’association, lui "vendre mon âme", comme dirait le diable, et comme c’est réellement le cas quand il s’agit de l’État ou de toute autre autorité spirituelle. Je suis et resterai toujours vis-à-vis de moi-même plus que l’État, que l’Église, que Dieu, etc. et donc, infiniment plus, aussi, que l’association.
L’association, c’est toi qui t’en sers et, dès que tu ne vois plus rien à en tirer, tu la quittes, tu ne lui dois plus rien, tu n’as pas à lui être fidèle.
La société est, elle, plus que toi, elle t’en impose. L’association n’est rien d’autre que ton outil, que l’épée qui confère à tes forces naturelles plus de tranchant. La société, au contraire, te revendique pour elle. Elle peut exister tout aussi bien sans toi. En bref, la société est sacrée, l’association t’appartient. La société se sert de toi, et c’est toi qui te sers de l’association.
Du Parti
Rien n’est plus commun, de nos jours, que de s’entendre exhorter à rester fidèle à son Parti, rien n’est plus méprisable aux yeux des hommes de Parti qu’un individu qui déserte son Parti. Il faut suivre son Parti toujours et partout: ses principes essentiels, il faut absolument les approuver et les soutenir. Certes, les choses ne vont pas aussi loin que dans certaines sociétés fermées qui enchaînent leurs membres à leurs fois ou à leurs statuts (telles que les ordres religieux, les jésuites, etc…) mais le Parti cesse d’être une association dès lors qu’il veut imposer par la contrainte certains principes et les défendre contre toute attaque.
Cet instant est précisément le jour de naissance du Parti. En tant que Parti, il fait figure de société constituée, d’association morte; il est devenu comme une idée fixe. Parti absolutiste, il ne veut pas accepter que l’infaillibilité de ses principes soit mise en doute pare ses membres. Ceux-ci ne pourraient se laisser gagner par le doute que s’ils étaient assez individualistes pour vouloir être encore quelque chose en dehors de leur Parti, c’est à dire "impartiaux". Ils ne peuvent pas être impartiaux en tant qu’hommes du Parti, mais seulement en tant qu’individualistes.
En bref, le Parti ne supporte pas l’ «impartialité», et c’est justement dans celle-ci qu’apparaît l’individualisme. Que m’importe le Parti ? Je trouverai toujours assez de gens qui s’associeront avec moi sans avoir à prêter serment à mon drapeau.
Qui passe d’un Parti à un autre, se fait traiter aussitôt de "transfuge". C’est que la Morale exige que l’on reste fidèle à son Parti, et le renier c’est se tacher de la souillure de l’ "infidélité" Seule l’individualité ne connaît aucun commandement de la "fidélité" et de l’ "attachement"; elle permet tout, y compris l’apostasie, la désertion. Inconsciemment les gens à Morale se laissent eux aussi conduire par ce principe, lorsqu’ils ont à juger un déserteur qui rejoint leur propre Parti; ils ne se gênent certes pas pour faire du prosélytisme. Ils devraient seulement prendre conscience du fait que l’on doit se comporter de façon immorale si l’on veut se comporter en individu, en d’autres termes, que l’on doit abjurer sa foi, et rompre jusqu’à son serment, pour se déterminer soi-même, au lieu d’être déterminé par des considérations d’ordre moral.
Les individus, les Uniques forment-ils un Parti ? Comment pourraient-ils être des Uniques, s'ils étaient membres d'un Parti ?
Dans chaque Parti, qui défend son existence, les membres sont d’autant moins libres ou d’autant moins "uniques", ils sont d’autant plus privés d’individualité qu’ils se plient aux moindres désirs du Parti. L’indépendance du Parti entraîne la dépendance des membres du Parti.
Révolte et révolution
Révolution et révolte ne doivent pas être considérées comme ayant la même signification. La première consiste dans un bouleversement des circonstances de l'état de choses existant ou status,de l'État ou de la Société, c'est par conséquent un fait politique ou social ; l'autre a certes comme conséquence inévitable un bouleversement de circonstances, mais n'en part pas, elle a son origine dans le mécontentement des hommes envers eux-mêmes, ce n'est pas une levée de boucliers mais une levée, une montée d'individus, sans considération pour les institutions qui en sortent. La révolution avait pour but une nouvelle organisation, la révolte nous amène à ne plus nous laisser organiser, mais à nous organiser nous-mêmes et ne place pas son espérance dans les «institutions». La révolte est un combat contre l'ordre établi, si elle triomphe, l'ordre établi s'écroule ; elle n'est que le travail qui fait surgir mon moi de l'état de choses existant. Dès que j'en sors, il est mort et s'en va en décomposition. Mon objet n'est pas seulement de renverser l'ordre existant, je veux m'élever au-dessus, mon intention et mon acte ne sont ni politiques, ni sociaux, mais, étant dirigés sur moi et mon individualité, ils sont égoïstes.
Anticritique
L'égoïsme, dont Stirner se fait protagoniste, n'est pas le contraire de l'amour, ni de la pensée, il n'est pas ennemi d'une douce vie amoureuse, ni du dévouement et du sacrifice, il n'est pas hostile à la cordialité la plus tendre, il n'est pas non plus ennemi de la critique, ni du socialisme, en un mot, il n'est l'ennemi d'aucuns intérêt. Il va seulement à l'encontre de l'inintérêt et de l'inintéressant : il ne s'occupe pas à l'amour, mais à l'amour saint, pas à la pensée, mais à la pensée sainte, il n'est pas contre les socialistes, mais contre les socialistes saints, etc.