Un mois après la chute de Tripoli, les nouveaux maîtres du pays doivent asseoir leur pouvoir, soumettre les dernières poches kaddafistes, apaiser les rivalités entre factions rebelles, construire un État… Et prôner la réconciliation après quarante-deux années de dictature.
En cette soirée du lundi 12 septembre, Tripoli exulte. Sur l’ancienne place Verte, rebaptisée place des Martyrs, un podium a été dressé pour accueillir les leaders de la nouvelle Libye, Mustapha Abdeljalil, le président du Conseil national de transition (CNT) en tête. À droite de la tribune, des milliers de jeunes agitent le drapeau rouge, noir et vert. Hérité de la monarchie, l’emblème de leur révolution est partout, sur les tee-shirts, sur les stickers dont sont constellées les voitures, accroché aux balcons des maisons. À gauche, les femmes sont rassemblées en nombre, avec enfants. La sécurité paraît fébrile : la veille, l’arrivée du président, pour sa première visite à Tripoli depuis le début de la révolte, en février, s’est déroulée dans une pagaille totale. Au pied de l’avion, excès de zèle, dissensions et empoignades entre services de sécurité ont gâché la fête. Abdeljalil n’a pas apprécié le spectacle et l’a fait savoir à ses collaborateurs.
Surnommé, selon la proximité ou le degré de piété, raïs, moustachar (juge-conseiller, fonction occupée sous Kaddafi) ou tout simplement cheikh ou hadj, Abdeljalil est unanimement apprécié, même s’il joue (un peu) de son personnage énigmatique. Il n’aime pas les honneurs de la fonction, mais en supporte pour l’instant les charges. Dans son discours, improvisé de bout en bout, en ce 12 septembre, le chef du CNT rend hommage aux villes qui se sont soulevées, remercie les pays amis et décline sa vision pour la Libye qui vient. Illuminant la nuit tripolitaine, les feux d’artifice ponctuent chacune de ses phrases. La foule entonne des « Allah Akbar ! » en réponse à sa promesse de faire de la charia la source principale de la législation. Des hourras saluent l’attachement répété à un islam modéré et ouvert. L’heure est à la fête, une ambiance qui tranche évidemment avec le quotidien toujours difficile pour la majorité des Tripolitains. Même si, jour après jour, le retour à la vie normale se précise. Les boulangeries et les épiceries ont rouvert et les semaines de siège sont déjà oubliées. L’eau et l’électricité sont également rétablies. Quant aux salaires des fonctionnaires, impayés depuis le mois de juin, les autorités promettent leur régularisation avant la fin de septembre – plus un bonus.
Finir le travail
Si la plupart des policiers se sont portés volontaires pour retourner dans les rues, c’est pour ne pas céder la place aux jeunes rebelles, qui tiennent aujourd’hui les bawabat (check-points) et pourraient se révéler difficiles à déloger. Une jeunesse avide de changement qui a gagné au front une nouvelle hardiesse. Voire une pointe d’insolence. Quand le président évoque les villes qui ont participé à la révolution, les manifestants scandent : « Le peuple veut libérer Bani Walid ! » Depuis la prise rapide de Tripoli, en effet, les rebelles ralentissent le rythme et buttent aux portes des bastions de l’ancien régime : Syrte (ville natale de Kaddafi, au centre), Bani Walid (entre Syrte et Tripoli) et, jusqu’au 21 septembre, Sebha, (capitale du Fezzan, au sud).
En fait, les nouveaux maîtres de la Libye disaient attendre une reddition sans combats avant le 9 septembre, date limite fixée aux partisans de Kaddafi. En réalité, cette révolte, née dans le sang de la répression kaddafiste, craint par-dessus tout de se conclure par une victoire amère, chère en pertes civiles. Dans les ultimes fiefs de l’ancien régime, les dernières forces qui résistent au nouveau pouvoir se cachent au sein de la population. Pour échapper aux frappes de l’Otan et tendre le piège de la bavure.
Mustapha Abdeljalil : "La guerre n'est pas finie"Président pieux, Mustapha Abdeljalil (en photo ci-dessus avec le Premier ministre turc, recep Tayyip Erdogan, le 16 septembre à Tripoli, crédit : Aude Osnowycz) soigne sa réputation de cheikh. Il donne ses rendez-vous très tôt mais fait patienter ses ouailles de longues heures à la porte du siège du CNT, situé dans un quartier résidentiel de Benghazi. Le visiteur peut alors observer un banal bureau se transformer en zaouïa. La sécurité filtre les entrées sans zèle excessif. Une poignée de main ferme, mais furtive. L’homme a tombé la calotte, soigne ses nœuds de cravate, mais les manches tombent, comme souvent chez les religieux. Dans une pièce immense et vide, il invite à se placer face à lui, sans cérémonial. Voix assurée, Abdeljalil répond aux questions par des phrases courtes, signifiant qu’il est pressé. L’entretien ne va durer que quelques minutes, le 18 septembre. Non, « la guerre n’est pas finie tant que Kaddafi n’est pas capturé et présenté ». Oui, « la grande bataille reste la construction d’une Libye démocratique ». Oui encore, « après la transition, les membres du CNT se retireront. Ils ont pris cet engagement en signant un document ». Bienveillant, le magistrat de profession a répondu aux questions. Brièvement. Un homme pressé, mais poli.
Mais cette retenue affichée par le CNT passe aussi pour de la faiblesse et attise les rumeurs : « C’est le Premier ministre, Mahmoud Jibril, qui freine des quatre fers la liquidation de Bani Walid, car c’est la capitale des Warfala, sa tribu », souligne un proche d’Abdelhakim Belhadj, ancien djihadiste aujourd’hui maître de la capitale avec ses hommes du Groupe islamique combattant libyen (GICL). Tripoli ville conquise. Libérée. Mais toujours sous haute tension. Les check-points continuent de rythmer la vie dans la capitale. Un virage négocié trop vite face à une route bloquée, et c’est le coup de semonce. Le traditionnel kalachnikov fonctionne bien. On dit que son cours augmente encore, malgré la fin des combats. Certaines katiba (« brigades ») rebelles, notamment celles de Misrata, continuent de s’armer en s’approvisionnant au marché noir. Notoirement sous-représentés dans les nouvelles instances (CNT, Bureau exécutif, commandement militaire), les Misratis tenteront-ils d’arracher par la force ce qu’ils n’ont pu obtenir de gré ?
Armes sans contrôle
La question des armes est loin d’être anecdotique. Depuis le début de la rébellion, AK47 et mitrailleuses lourdes de 14,5 mm ont été disséminés dans toutes les villes. La faute, en partie, à Kaddafi, qui a accéléré la distribution de mitraillettes au « peuple en armes », mais la faute, aussi, aux rebelles, incapables de retracer l’itinéraire des armes pillées dans les arsenaux. Principale obsession des nouvelles autorités et de leurs parrains de l’Otan : mettre la main sur les centaines de missiles sol-air SAM7 dispersés dans la nature. Plus banale, l’habitude révolutionnaire du tir en l’air fait des dégâts, conséquence directe de l’amateurisme des jeunes rebelles. Tripoli bruit d’anecdotes macabres d’enfants atteints par des balles perdues. Les autorités relaient pourtant les consignes de prudence, mais le mauvais exemple vient parfois d’en haut. Sur la place des Martyrs, juste après le discours du président Abdeljalil, un membre du CNT, en civil, sort son pistolet et tire quatre coups en rafale. Signal qui déclenche immédiatement un festival de rafales. Il faudra du temps pour démilitariser les têtes !
Une guerre civile qui ne dit pas son nom a traumatisé la société. À Bab Al-Aziziya, complexe militaro-résidentiel de Kaddafi, l’ombre du dictateur plane. Devant le bâtiment où il a lancé ses imprécations hallucinées sur les rats qu’il allait nettoyer « zenga, zenga » (« rue par rue ») se retrouvent aujourd’hui les Tripolitains en goguette. Beaucoup viennent en famille. Une leçon d’histoire accélérée pour les petits. Une revanche pour les grands. Les murs sont totalement recouverts de graffitis laissés par les rebelles, lesquels ont déjà pillé ce qui avait été épargné par les bombardements. Autre vestige du régime brutal de Kaddafi, la prison d’Abou Salim est aujourd’hui désertée. C’est dans ce quartier que la résistance des kaddafistes a été le plus acharnée.
Les traces de combats sont bien plus visibles que dans le centre-ville. En prenant Bab Al-Aziziya, les troupes du commandant Abdelhakim Belhadj devaient avoir une pensée particulière pour leurs amis qui ont péri en prison. Un des survivants nous raconte ses six années de détention sans procès, les privations et les sévices, l’isolement, puis sa condamnation à cinq années de prison supplémentaires. Pour Mustapha Abdeljalil, qui fut ministre de la Justice sous Kaddafi pendant quatre ans (de 2007 au 21 février, date à laquelle il a démissionné avec fracas), ces dossiers reviendront inévitablement sur la table. Il a déjà annoncé être prêt à « rendre compte » de cette période de sa vie au service du régime déchu.
Apprendre à gouverner
Embryon de gouvernement sans ministères ni bureaux à Tripoli, le CNT se réunit dans les salons feutrés des hôtels luxueux de la capitale. À quelques centaines de mètres des taxis collectifs pour la Tunisie se dressent les deux tours du Corinthia, refuge de journalistes, d’hommes d’affaires et de dignitaires étrangers en visite. Une ruche où les gardes du corps et les officiers de sécurité sont aussi nombreux que les civils. Ici, pas d’arsenal apparent, ce qui n’est pas le cas au Radisson Blu-Al-Mahary, où les partisans d’Abdelhakim Belhadj défient ouvertement l’interdiction de port d’armes, notamment quand leur chef, président du conseil militaire local, fait l’une de ses apparitions surprises toujours très orchestrées. Soucieux, il ne traîne pas dans le hall où se croisent ministres et prétendants. Al-Mahary, situé juste en face d’une zaouïa, est de fait quasiment réquisitionné par le CNT, qui y loge ses collaborateurs et y tient des points de presse. Mais c’est dans les anciens locaux de la primature que Mahmoud Jibril annonce, le 11 septembre, la formation imminente d’un gouvernement d’union nationale.
« Dans une semaine à dix jours », avance ce diplômé en sciences politiques et ancien enseignant à l’université américaine de Pittsburgh, devenu le Premier ministre de fait de la nouvelle Libye. Délai non tenu. Une habitude libyenne. À l’issue d’une réunion marathon, le dimanche 18 septembre, à Benghazi, Jibril a dû reconnaître devant la presse l’« échec des consultations ». Resté à la porte de la salle de conférences, le vice-président du CNT, Abdel Hafiz Ghoga, tance un collaborateur. Moustache et lunettes sévères, l’avocat est en train de relire une liste, qui restera confidentielle. Mustapha Abdeljalil et son Premier ministre s’envoleront le soir même pour l’Assemblée générale de l’ONU, à New York. Les mains vides, mais avec la promesse d’une annonce imminente.
Chargée d’expédier les affaires courantes jusqu’à la fin de la période de transition de huit mois, l’équipe gouvernementale devrait être resserrée, avec vingt-six ministères au lieu de trente-deux précédemment. Principal point d’achoppement des consultations : le poids de Jibril. Les islamistes décrient son passé de ministre du Développement économique de Kaddafi (alors qu’ils épargnent Abdeljalil, qui traîne le même boulet). En cause aussi, sa double casquette de Premier ministre-ministre des Affaires étrangères. Réponse de l’intéressé : « Si quelqu’un veut bien prendre le poste de Premier ministre, je le lui offre. »
Quasiment invisibles dans les rues de Tripoli, les migrants subsahariens se terrent dans des zones désaffectées (ici au camp de Sidi Bilal, près du port). Victimes expiatoires de la révolution, ils sont considérés, très souvent à tort, comme des mercenaires de Kaddafi. Accusés d’ivresse publique, de sorcellerie, et de propager le sida, ils font l’objet de mille autres rumeurs racistes. Beaucoup sont venus en Libye pour rejoindre l’Europe. La guerre les a surpris. Crédit : Aude Osnowycz.
En attendant, il cumule les deux fonctions, ce qui ne manque pas d’irriter les islamistes, qui voient en lui un homme de l’Occident et du Qatar. « Qu’a-t-il fait pendant la révolution ? Le tour des capitales pour décrocher le soutien des puissances étrangères, rien de plus. Le vrai mérite revient aux rebelles qui se sont battus sur le front. Ce sont eux qui ont tout arraché ! » s’emporte Hamed, sympathisant islamiste.
Une anecdote en dit long sur le fantasme islamiste qui habite les journalistes étrangers. Dans l’un des hôtels de luxe, un « fixeur » aborde Abdurrahim el-Keib, membre du Conseil national pour Tripoli. « Vous êtes un sympathisant des frères musulmans, n’est-ce pas ? – Pas du tout. – Pourtant, vous les connaissez bien. – Qui vous l’a dit ? – C’est ce que tout le monde dit. – Vous connaissez mon nom ? – Euh… » Le pauvre bougre s’est fait piéger, mais l’envoyé spécial anglophone qui l’a recruté n’a rien compris à l’échange. Il cherche par tous les moyens à donner corps à son papier, tout préparé, sur les divisions entre laïcs et islamistes. El-Keib s’amuse d’être pris pour un « barbu », lui qui a vécu longtemps aux États-Unis. « Oui, les islamistes sont présents. Mais les Libyens sont tous très attachés à un islam modéré, et la majorité d’entre eux n’a aucune culture politique », explique ce docteur en génie mécanique, souriant.
Charia
Véritable obsession des journalistes tant ils sont difficiles à sonder, les islamistes sont incontestablement une force politique qui a le vent en poupe. Bien sûr, les déclarations d’Abdeljalil sanctuarisant « la charia, source de la législation » paraissent couper l’herbe sous le pied de tous ceux qui rêvent d’un usage politique de la religion. Sauf que les Frères musulmans, sauvagement réprimés par Kaddafi, sont auréolés de leurs décennies d’opposition et que les salafistes ont aujourd’hui un chef charismatique en la personne de Belhadj, qui comptera dans la Libye de demain. Snobé par la délégation franco-britannique pendant la visite de Nicolas Sarkozy et de David Cameron, le 15 septembre, il est en revanche très demandé par la délégation turque, qui, le lendemain, accompagne le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan. Ses liens avec les monarchies du Golfe, notamment le Qatar et les Émirats arabes unis, font déjà jaser ceux qui voient avec inquiétude son influence grandir.
Mais c’est le cheikh Ali Sallabi qui défraie le plus la chronique, provoquant en retour des manifestations de soutien au CNT à Tripoli, Benghazi, Zawiyah. Dans une interview à l’AFP le 14 septembre, depuis Doha, Sallabi appelle Mahmoud Jibril à démissionner. En cause, les nominations de personnalités que ce dignitaire religieux – qui a joué un rôle de médiateur dans le dialogue entre le GICL et Seif el-Islam Kaddafi entre 2007 et 2009 – juge « non nationales », comme celle du ministre des Finances et du Pétrole, Ali Tarhouni, ex-professeur d’économie à l’Université de Seattle (États-Unis). En filigrane, une attaque en règle contre les libéraux, pour ne pas dire les « laïcs », insulte suprême dans la bouche d’un islamiste. Ces tensions rejaillissent sur l’unité de façade affichée par les maîtres de la Libye. Prudents, les nouveaux « caïds » de Tripoli tentent de les relativiser : « Il n’y a pas de conflit au sein du CNT, simplement des différences de vues normales », souligne le général Omar al-Hariri, l’officier le plus gradé de la nouvelle armée libyenne.
Le nerf de la guerre
Produit d’une révolution bourgeoise, portée par une jeunesse en rupture avec un régime vieux de quarante-deux années, la nouvelle Libye s’appuie sur un ordre qui dépasse l’histoire récente. Les vieilles élites monarchistes, la bourgeoisie commerçante, les exilés, tous prennent leur revanche sur l’indépendance confisquée par une autre révolution, celle de 1969, qui les a dépossédés avant de les persécuter. Nacer est un fier habitant de Benghazi, la ville berceau de la révolte. Depuis sept mois, il vit la révolution. Ce jeune quadra au look d’intellectuel diplômé – fines lunettes cerclées, costume sobre de laine et de soie – veut le changement maintenant. Reconnaissant envers l’aide occidentale, cet homme d’affaires préfère quand même souligner l’amitié qatarie, émiratie et, surtout, turque. Les Libyens n’oublient pas qu’Ankara a fait parvenir une aide d’urgence de 300 millions de dollars pendant le mois de ramadan. Tout un symbole. Pour Nacer, qui se définit comme un libéral tout en avouant un penchant pour les Frères musulmans, l’avenir est à l’Est. Sur le tarmac de l’aéroport de Benghazi, un garde lui rend son pistolet, l’air de rien. Mis en sécurité le temps du trajet Tripoli-Benghazi (cinquante-cinq minutes environ), il est prêt à l’emploi. Un petit claquement pour vérifier, et il retrouve sa place sous la veste élégante de Nacer. Dans une Libye entre chiens et loups, un businessman n’est jamais trop prudent.
Aujourd’hui, les patrons commencent à évaluer l’ampleur des dégâts et la taille des marchés à venir. Pour la ville martyre de Misrata, on parle déjà de grosses pointures turques du BTP. Embarqués dans la délégation menée par Erdogan le 16 septembre, les Turcs ne s’embarrassent pas des scrupules de leurs homologues français et britanniques. Dans les hôtels de Benghazi et de Tripoli, les chasseurs de contrats européens et asiatiques réactivent discrètement leurs vieux contacts. « Il serait naïf de croire que toutes les relations sont à refaire à partir de zéro. Au-delà de quelques très hauts responsables du régime qui ont déjà fui ou sont aujourd’hui détenus, les mêmes intermédiaires réapparaissent déjà », explique ce Français, actif dans le secteur pétrolier. Pour les affaires, c’est clair, la vieille maxime de Lampedusa s’applique en Libye : « Il faut que tout bouge pour que rien ne change. »
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Youssef Aït Akdim, envoyé spécial à Tripoli.
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