Mardochée, Kebir-Mustapha Ammi

Publié le 05 octobre 2011 par Kenza
James Kerr-Lawson (1865-1939), The Dream of Morocco c. 1930***
Mot de l'Editeur  En juin 1883, Charles de Foucauld, futur saint de l’Église, se rend au Maroc, déguisé en rabbin, sous le nom de Joseph Aleman, pour se livrer pendant un an à une minutieuse exploration de ce pays. Cette exploration servira avantageusement la France pour entreprendre la conquête du Maroc. À la veille de sa mort, Mardochée, celui qui fut le guide du père de Foucauld, se livre à une troublante confession.
  Romancier, essayiste et dramaturge, Kebir Mustapha Ammi est né au Maroc en 1952. Après avoir obtenu son baccalauréat, il part en France, puis en Angleterre avant un séjour de plusieurs années aux États-Unis. De retour en France, il devient professeur d’anglais et enseigne aujourd’hui en région parisienne, où il vit. Il est notamment l’auteur d’une importante biographie d’Abd el-Kader, de romans pour la jeunesse, Le partage du monde et Feuille de verre (Gallimard Jeunesse) et de deux romans, Le ciel sans détours (collection blanche, 2007) et Les vertus immorales (collection blanche, 2009).

Le Rabbin Mardochée Aby Serour (1826-1886)

Extrait
  Fès est une ville qui ne laisse pas d'être plaisante, si ses femmes sont exquises: un fleuve et des rivières ont choisi de creuser là leur lit pour le plus grand bonheur de ses gens. Des vergers de surcroît enserrent, un tel écrin, la cité.  Les hommes qui l'ont fondée ont bien compris que dans ce lieu, où la nature ne manque pas d'être généreuse, une ville incomparable pouvait naître et gouverner les autres villes.  Le vicomte se hâte de prendre note de tout ce qui concerne cette cité qui ne ressemble à aucune autre que les hommes de ce pays ont décidé de bâtir. Il fait des croquis. Des dizaines. Avec une fébrilité d'adolescent. Il ne se cache même pas. Fès l'éblouit. Elle a sur lui un effet qu'il ne peut dissimuler. Elle le magnétise.  - J'étais loin, me dit-il, de me douter qu'une telle ville existait dans cette partie septentrionale de l'Afrique.  Il fait référence aux écrits que Tocqueville a réunis en un livre, il le cite souvent, pour regretter que le France ait rasé l'architecture musulmane de l'Algérie.  - Il ne faudrait pas, dit-il, qu'elle renouvelle ici la même expérience, si d'aventure, ce que je souhaite, elle annexait ce pays.  Il parle à haute voix, il a oublié que j'étais là et que de tels propos pouvaient n'être pas forcément à mon goût. Mais il a relâché son attention depuis peu. Il est persuadé que cette nation, que les sultans ont toujours su défendre, va finir par tomber comme un fruit mûr dans l'escarcelle de la France. Cela m'emplit d'effroi, mêm si je ne dis rien. Je doutais que son entreprise pût mener à quelque chose de probant. Mais je commence à craindre qu'elle ne soit pas aussi inutile que j'ai pu le croire et que ses efforts puissent bien n'être pas vains.
  Ici, les habitants sont souvent instruits. les livres ne sont pas une denrée rare. Celui qui en cherche la compagnie peut aisément trouver ce qu'il veut. Des échoppes de diverses tailles en proposent de tous les genres à même de divertir le lecteur, quelles que soient ses attentes.  Le Sultan a fait construire de nombreuses écoles où ses sujets s'instruisent sans bourse délier. Spirituels et cultivés, les gens de Fès, que le sort a, sans conteste, choyés, semblent avoir plaisir à vivre dans un tel lieu, ils remercient en permanence le ciel de les avoir fait naître là, mais il y a dans le même temps, suprême paradoxe, une peur palpable entre  les murs de cette ville que je n'ai pas éprouvée ailleurs. On se sent surveillé en permanence. C'est peut-être le lot des grandes villes en général et de la capitale en particulier. Qui sait? Mais je n'ai souvenir de rien qui pût ressembler à cela à Mogador, notre bonne vieille cité.