Une frémissante intégrale des Quatuors opus 1 de Hyacinthe Jadin par le Quatuor Franz Joseph

Publié le 05 octobre 2011 par Jeanchristophepucek

Jan Ekels Le Jeune (Amsterdam, 1759-1793),
Jeune homme taillant sa plume
, 1784.

Huile sur bois, 27,5 x 23,5 cm, Amsterdam, Rijksmuseum.

En même temps qu’ils nous permettent de lever lentement le voile sur le parcours d’un des compositeurs français les plus originaux et les mieux doués de la fin du XVIIIe siècle, les quelques trop rares disques qui honorent la musique de Hyacinthe Jadin (1776-1800) épaississent également le mystère autour d’un homme mort à 24 ans, en laissant nombre d’œuvres aux accents extrêmement personnels. Après la très belle anthologie du Quatuor Cambini-Paris, saluée ici-même en début d’année, c’est au tour du Quatuor Franz Joseph de nous offrir, chez ATMA Classique, ce qui est, sauf erreur, le premier enregistrement complet des Quatuors opus 1.

Comme je l’ai écrit dans le billet de présentation que je lui ai consacré, on ne peut que demeurer frappé par la singularité de la production de Hyacinthe Jadin, dont l’essentiel de l’activité créatrice, six années tout au plus, se concentre essentiellement sur la musique de chambre. Il faut garder présent à l’esprit que ce genre, même s’il commença à refleurir à partir des années 1795 sous l’impulsion conjuguée des éditeurs (Pleyel, Imbault) et de certains musiciens, au premier rang desquels il faut citer le violoniste Pierre Baillot (1771-1842), était, pour de multiples raisons, plutôt confidentiel dans la France de l’époque révolutionnaire, non seulement parce que le goût du public se portait majoritairement vers l’opéra, mais aussi du fait de la disparition des cercles aristocratiques, les plus fortement demandeurs de partitions souvent plus complexes, car moins soumises au joug des modes, que celles proposées par les institutions comme le Concert Spirituel. Il est difficile de déterminer les raisons qui poussèrent Hyacinthe Jadin à privilégier un domaine peu propre à lui assurer une renommée que seule une carrière d’auteur lyrique pouvait vraiment garantir ; peut-être faudrait-il en chercher l’origine dans sa formation, sur laquelle on ne possède malheureusement pas de certitude absolue, mais qui se déroula probablement aux côtés de Nicolas-Joseph Hüllmandel (1756-1823), un élève de Franz-Xaver Richter (1709-1789) et Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), qui pourrait lui avoir transmis ce goût pour des musiques intimes, savamment construites et frémissantes de l’émotion toute préromantique de l’Empfindsamkeit qui marque la manière du « Bach de Hambourg ».

Les modèles de Hyacinthe Jadin viennent principalement d’Allemagne et d’Autriche et sa dédicace à Joseph Haydn, vraisemblablement de pure forme, puisque le maître de chapelle de Nikolaus Esterhazy ignorait sans doute tout de l’existence du jeune musicien parisien, des trois quatuors constituant son Œuvre première, publiée en septembre 1795, indique qu’il avait pleinement conscience de l’ampleur de sa dette à l’égard de son aîné. Le Quatuor n°1 en si bémol majeur se montre le plus constamment haydnien de toute la série, avec son introduction lente qui se souvient de celles des symphonies du maître tout en utilisant, trait typiquement jadinien, la tonalité inhabituelle et très sombre de si bémol mineur, son équilibre rigoureux entre les pupitres, et son Finale facétieux, deux fois interrompu avant de gambader vers sa fin. Le Quatuor n°2 en la majeur, s’il contient, lui aussi, d’évidentes références à Haydn, particulièrement perceptibles dans la vigueur du thème initial de l’Allegro liminaire ou dans le mouvement lent aux saveurs populaires intitulé Pastoral, possède également une élégance souriante, en particulier dans le Presto conclusif, qui évoque Mozart, un autre compositeur que Hyacinthe Jadin connaissait bien comme le démontre son Quatuor en mi bémol majeur, opus 2 n°1 (1796), dont l’introduction dérive directement de celle du Quatuor en ut majeur KV 465 (« Les Dissonances », 1785) de son aîné. Après ces deux pièces sur lesquelles planent deux grandes ombres tutélaires, le Quatuor n°3 en fa mineur apparaît sans doute, même s’il ne leur tourne pas le dos – la Polonaise conclusive en atteste – comme le plus personnel des trois, tout d’abord par le choix d’une de ces tonalités mineures que le compositeur goûtait particulièrement et qui va imprégner toute l’œuvre d’une atmosphère ombrée de mélancolie, mais également par les expérimentations qu’il y mène, en particulier dans un des Menuets les plus originaux de tout le XVIIIe siècle, dépourvu de tout caractère dansant – ce dernier se reportant sur le Trio en majeur – mais impalpable, brumeux, vaguement inquiétant, un de ces mouvements qui signaient les personnalités que les adeptes du Sturm und Drang (« Tempête et oppression »), dont Hyacinthe est souvent si proche, nommaient Originalgenie.

On avait découvert le Quatuor Franz Joseph (photographie ci-dessous) à l’occasion d’un superbe enregistrement consacré aux Quatuors dialogués d’Henri-Joseph Rigel (1741-1799) et c’est avec le même plaisir que nous le retrouvons aujourd’hui au service de Hyacinthe Jadin. Si l’on compare sa lecture avec la réalisation du Quatuor Cambini-Paris, la seule avec laquelle elle présente une pièce en commun, on est immédiatement frappé par l’engagement presque physique avec lequel les quatre musiciens Québécois s’emparent de cette musique là où leurs confrères jouaient, à mon sens de façon tout aussi pertinente, la carte d’une élégance un rien distanciée. N’allez pas croire pour autant que cette interprétation plus sanguine manque de raffinement ; elle déploie, au contraire, une magnifique palette de couleurs et de nuances à la fois franches, chaleureuses et subtilement boisées qui rend pleinement justice à des quatuors dans lesquels l’esthétique classique se craquèle souvent pour laisser percevoir des élans romantiques que ne désavouerait pas Schubert. Cette dimension, particulièrement apparente dans les accents tragiques qui émaillent tous les mouvements lents, y compris le Pastoral du Quatuor en la majeur dont les cieux sont loin d’être toujours riants, est rendue de façon tout à fait convaincante par le Quatuor Franz Joseph. Il me semble que les interprètes ont saisi avec beaucoup d’acuité toute l’ambiguïté de la musique de Hyacinthe Jadin, sa double dynamique faite d’ombres incessantes qui déstabilisent même les mouvements les plus solidement ancrés, en apparence, dans le mode majeur, entrecoupée de silences et de ruptures, mais pleine aussi de la fougue et de l’enthousiasme d’un jeune homme de dix-neuf ans dont la publication d’un recueil dédié à celui qui était tenu pour le plus grand musicien de son temps marquait un temps fort de la carrière – savait-il déjà quelle serait brève ? – dont il pouvait tirer un motif légitime de fierté. C’est, je crois, ce que nous content ces quatuors et c’est exactement ce que restitue cette lecture pleine de sensibilité et de spontanéité : la poitrine qui se gonfle à l’idée de lendemains riches de promesses puis le souffle qui, subitement, se fait plus hésitant et se brise devant le pressentiment de l’inéluctable. Les quatre musiciens, avec autant d’humilité que d’intelligence, nous permettent, en le rendant étonnamment proche par l’humanité qu’ils savent insuffler à sa musique, d’imaginer avec plus de justesse le visage d’un musicien dont le seul portrait conservé est son œuvre même, tout en nous faisant percevoir qu’une part de sa profonde originalité résistera encore longtemps à nos questionnements.

Je vous recommande donc sans hésitation ce magnifique enregistrement intégral de l’Opus 1 de Hyacinthe Jadin qui confirme à la fois les musiciens du Quatuor Franz Joseph comme d’excellents serviteurs de la musique française du dernier quart du XVIIIe siècle et l’intérêt de la musique de celui qui y passa comme une comète. Compte tenu des qualités de cette réalisation, on souhaite ardemment que soit donnée aux mêmes interprètes la possibilité de graver la totalité des trois autres recueils de quatuors, actuellement documentés au disque de façon parcellaire (Opus 2, Opus 3) voire inexistante (Opus 4), alors qu’il ne fait aucun doute que de nouveaux trésors d’émotion nous y attendent.

Hyacinthe Jadin (1776-1800), Quatuors à cordes, opus 1

Quatuor Franz Joseph

1 CD [durée totale : 65’25”] ATMA Classique ACD2 2610. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Quatuor opus 1 n°2 en la majeur :
[I] Allegro

2. Quatuor opus 1 n°3 en fa mineur :
[II] Menuet – [Trio] Majeur

3. Quatuor opus 1 n°1 en si bémol majeur :
[IV] Finale. Allegro

Illustration complémentaire :

La photographie du Quatuor Franz Joseph, sans mention d’auteur, est tirée de son site Internet.