Samuel Beckett est un Dieu pour moi.
Irlandais, s'exprimant en français comme en anglais, amoureux des langues, traducteur, totalement désintéressé par les mondaineries, témoin cynique de son époque, bibliophile, sauvage, dilletante, taciturne à ses heures, on a beaucoup en commun.
Bien que je ne sois même pas l'ombre de son ombre.
Né en avril 1906 à Dublin, Beckett était issu d'une riche famille de Foxrock. Plus jeune fils d'une famille comptant deux garçons, il est extrèmement doué au cricket au point d'être cité, alors étudiant, dans le prestigieux Wisden Cricketer's Almanach.
De 1923 à 1927, il étudie le français, l'anglais et l'italien au Trinity College de Dublin. Beckett accepte un poste à l'école supérieure de Paris et y fait la rencontre de James Joyce. Une rencontre qui changera sa vie. Il fera de la recherche pour Joyce sur son roman Finnegan's Wake en plus de sentir l'appel de l'écrivain lui-même.
En 1929, à 23 ans, il publie un essai critique sur l'oeuvre de Joyce. Les relations avec ce dernier se détérioreront quand Beckett refusera les avances de la fille de Joyce, atteinte de schizophrénie.
L'année suivante il accepte un poste au Trinity College duquel il se lassera rapidement. Il voyage alors en Europe et publie de Londres, Proust, une étude critique de l'oeuvre du Marcel Proust.
À la mort de son père en 1933, il consulte un psychanalyste qui l'initie aux théories de Carl Jung, dont le concept de l'être "jamais complètement né". Une théorie qui l'affectera beaucoup et qui sera omniprésente dans la suite de ses oeuvres.
Il publie une collection de nouvelles, More Pricks Than Kicks cette année-là. Il continue de publier des articles et des essais et publie en 1935 un recueil de poésie, Echo's Bones & Other Precipitates. Intérréssé par les films, il tente, sans succès, de devenir l'apprenti de Sergei Eisenstein. En 1936, son premier roman, Murphy, est publié. Il voyage en Allemagne d'où il sort dégoûté de l'essor du nazisme. Il supervise la traduction de Murphy en français pour une publication en 1938.
Préfèrant la France en guerre que l'Irlande en paix, il s'y installe. Il fréquente Marcel Duchamp, Alberto Giacometti avec lesquels il joue régulièrement aux échecs dans les cafés de la Rive-Gauche. Il a aussi une brève relation avec Peggy Guggenheim. Il est attaqué gratuitement dans les rues de Paris et est poignardé au thorax. Il survit et débute une liaison avec une amie, Suzanne Decheveaux-Dumesnil, venue l'épauler à l'hôpital. Beckett rencontrera son agresseur et refusera de porter des accusations contre lui, le trouvant au bout du compte, aimable et de bonnes manières (!).
Il joint la résistance française en 1940 où il sert de courrier. En 1942, Suzanne et lui échappent tout juste à la Gestapo et se réfugient dans le Vaucluse, d'où ils contribueront au sabotage du maquis. Il reçevra la croix de guerre et la médaille de la résistance pour ce qu'il considèrera "du travail de boy scout".
Dès 1945, l'oeuvre de Beckett prend une nouvelle tangente. Tout d'abord elle se présente de plus en plus sous forme de pièces de théâtre. Contrairement à Joyce qui plante son univers dans un océan de connaissances, Beckett trempera dans les univers de pauvreté, d'échecs, d'exils et de deuils.
Jean-Paul Sartre publie son texte "La Fin" dans sa revue Les Temps Modernes en 1946 sans réaliser qu'il ne s'agit que d'une première moitié d'histoire. Simone De Beauvoir refusera la publication de la seconde partie. Il publie son premier livre totalement en français, Mercier et Camier. Personnages qui donneront bientôt naissance à Vladimir et Estragon. Beckett s'applique à maintenant écrire en français car il juge, en tant qu'anglophone de naissance, qu'il est plus facile pour lui d'écrire "sans style" dans cette langue; sans rappeller Joyce duquel il tient à se détacher.
Entre 1946 et 1950 il écrit une trilogie, Molloy, Malone Meurt, L'Innommable.
Il écrit En Attendant Godot entre 1948 et 1949. La pièce est publiée en 1952 et jouée l'année suivante en France. La pièce est un succès critique et populaire, quoique controversé à Paris. Une copie traduite en allemand a trouvé son chemin dans les prisons d'Allemagne où les prisonniers ont monté la pièce. L'un des acteurs (prisonniers) enverra une lettre à Beckett pour l'aviser que se trouvent dans sa prison, des bandits, des crapules, des fraudeurs, des durs, des homosexuels, des fous et des tueurs qui attendent toute leur sale vie...quoi au juste? Godot peut-être.
La pièce fait le tour du monde et est encore jouée aujourd'hui. Il s'agit de son incontournable.
En 1957, il écrit Fin de Partie puis Oh! Les Beaux Jours trois ans plus tard, pièce qui fera de Madeleine Renaud une inoubliable actrice.
En 1961 il reçoit le International Publisher's Formentor Prize, prix qu'il partage avec Jorge Luis Borges. Cette année-là, il marie discrètement Suzanne dans une cérémonie civile an Angleterre bien qu'il entretienne une relation en parrallèlle avec une scripteure de la BBC, Barbara Bray.
Il est joué partout dans le monde, à la radio, il écrit aussi spécifiquement pour la radio. Il est publié dans les magazines, il passe de l'anglais au français et vice-versa. Il traduit tout lui-même.
En 1969, en vacances à Tunis avec Suzanne, il apprend qu'il a gagné le prix Nobel de Littérature. Ce qui sera aussitôt considéré par le très privé couple comme "une catastrophe". Incapable de donner des tonnes d'entrevues (par mépris de la chose) il acceptait parfois de rencontrer quelques admirateurs dans le lobby anonyme de l'Hôtel PLM St-Jacques à Montparnasse près de chez lui.
C'est à Montparnasse que sa femme meurt d'empysème et probablement de la maladie de Parkinson en juillet 1989. Beckett la suit 5 mois plus tard, trois jours avant Noël.
Ils sont entérrés ensemble au cimetière de Montparnasse dans une tombe que Beckett voulait de n'importe quelle couleur en autant qu'elle soit grise.
À quelqu'un qui lui demandait de décrire son style il répondra:
"Si vous voulez comprendre la forme de mes écrits je vous l'offre ainsi: J'étais dans un hôpital un jour, il y avait un homme dans un pavillon voisin qui se mourrait du cancer de la gorge. Dans les silences, j'entendais ses cris. Voilà l'essence de la forme de mes oeuvres."
Merci la vie pour Sam!