Un psy qui poétise est une personnalité rare, d’ailleurs antique (Henry Bauchau est né en 1913). La psychanalyse, notamment freudo-lacanienne, se perd d’habitude avec délices dans le jargon pour initiés pour se poser en clercs d’une secte de pouvoir sur les gens. Ce n’est pas le cas ici, ce qui est digne d’être noté ! L’intérêt d’un poète est qu’il va droit aux personnes, sans passer par les clercs. L’enfant bleu est un roman d’une analyse.
Orion, garçon de 13 ans psychotique profond, est pris en charge par une psy-prof dans un hôpital de jour parisien où l’on tente d’éduquer les enfants perturbés. Elle passera treize ans à tenter de mettre de l’ordre dans ce chaos venu de l’enfance.
Inspiration délirante et conscience ordonnée : faut-il être « fou » pour être créateur ? C’est toute l’idée de Bauchau, venu du droit belge au journalisme, puis à la psychanalyse freudienne avant de poétiser et de romancer. Orion ne sait pas les mots, il communique mal, il a peur qu’on se moque de lui ou qu’on le méprise (ah ! sa mère qui sans arrêt pointe « que de fautes ! »). Opéré du cœur à quatre ans, il se sent meurtri, abandonné, persécuté. Il est dans la psychose paranoïaque où la réalité est menaçante (le démon de Paris rayonnisant), avec régression sur son petit moi encerclé qui explose parfois dans la violence, pris de délire. Sa psy-prof a le rôle de le mettre en confiance par la parole, jus d’orange et chocolat, puis de le confronter à la réalité via le dessin et la sculpture.
Vaste programme qui durera toute l’adolescence, non sans fatigue, pleurs et projets contrariés pour la psy qui est aussi une femme, épouse qui veut révéler le talent de son mari, aider une amie fragile et chanter la perte de son propre bébé mort-né. Bauchau charge la barque. Il crée un Paris indifférent où les métros anonymes sont autant de labyrinthes menant aux banlieues confinées, vaguement menaçantes. Des parents lassés qui se débarrassent volontiers du gamin psychotique dans « les institutions ». Certains psy sûrs d’eux-mêmes et dominateurs qui savent tout avant même d’écouter, et qui se trouvent parfois pris à la gorge (au sens littéral) par un patient impatient d’attendre leur impériale personne pour la séance prévue. Un Paris bizarre aussi, où existent des manifs « contre les dictateurs en Amérique latine »… en 2004 – alors que tous les pays sont devenus des démocraties dans les années 1990 ! Lesquelles manifs partent du Panthéon pour aboutir aux Tuileries en passant par les petites rues du bord de Seine – ce qui ne s’est jamais vu et ne serait jamais autorisé, faute de sécurité. Où l’on perçoit une sorte de délire démago…
L’enfant bleu, atteint de cardiopathie congénitale qui lui cyanose les lèvres, est ce 7 ans qui a aidé le petit Orion de 4 ans lorsqu’il était hospitalisé. Plutôt que de passer par les mots, que le gamin comprenait mal, il mimait et donnait l’exemple, redonnant confiance au petit. Le titre du livre est sur ce modèle de résilience qui va aider Orion à maîtrise son chaos pour le canaliser dans des œuvres picturales puissantes. L’enfant bleu est la part apollinienne de soi qui résiste à l’éruption dionysienne. Enfant mâle qui incite le psychotique à érotiser son semblable, embrassant son cousin à 14 ans durant les vacances, aimant toucher les épaules de Jean, autre psychotique qui résiste en lui disant « me colle pas ! ». Mais Orion qui se délivre de ses angoisses dans ses œuvres, mime aussi le protecteur enfant bleu avec le jeune Roland, 13 ans, puis avec Myla, sculptrice anorexique surprotégée par son père. Il devient ainsi lui-même, celui qui dit « je », capable d’offrir comme il reçoit, et de créer un monde où le public peut se reconnaître jusqu’à en faire un métier dans la société.
On peut lire ce roman à plusieurs degrés : une belle histoire de résilience et d’attachement personnel entre une femme et un adolescent ; la vie compliquée des psys avec prises de têtes, analyse perpétuelle du quoi et du pourquoi et constant épuisement de ne pas être dieu ; un délire romanesque sur l’apollinien et le dionysiaque, la raison et le chaos, médiatisée en chaque être par les émotions, dont l’inévitable obsession freudienne du sexe. Mais en tout cas, on peut le lire. Le style baroque avec inventions de mots aide l’histoire sympathique de ce couple improbable d’une adulte et d’un garçon, embarqués par profession dans l’existence.
Henry Bauchau, L’enfant bleu, 2004, J’ai Lu 2007, 317 pages, €6.36
Henry Bauchau sur Wikipedia