Algérie : le printemps arabe.. la corruption l'en empêche

Publié le 04 octobre 2011 par Amroune Layachi

Algérie : le printemps arabe n'aura pas lieu, la corruption l'en empêche

Un temps évoqué dans les médias occidentaux, puis complètement disparu des ondes, le printemps arabe n'est tout simplement pas passé par l'Algérie, selon Ahmed Rouadjia, professeur et chercheur algérien à l'Université de Msila.

Si je laisse les profanes en politique de côté, qui s’exaltent et s’enthousiasment au moindre écho de « l’évènement chaud » pour ne fixer mon attention que sur les « experts », indépendants aussi bien que patentés, je dirais que leurs hypothèses d’une éventuelle « contamination » de l’Algérie par les révoltes arabes, « réussies » ou mises en échec, du moins provisoirement, par les régimes en place (Syrie, Yémen…) se fondent sur des données d’autant plus fragiles qu’elles auront toutes les chances de ne pas se réaliser en Algérie.


Pourquoi ? Les raisons en sont à la fois nombreuses et complexes.

Le régime algérien ne connaîtra pas le même sort que les régimes arabes déchus

D’abord, le système politique algérien ne se laisse pas appréhender par les outils conceptuels classiques de la science politique, car il se singularise par des traits de conduite qui ne trouvent de parallèle nulle part dans le monde en général, et dans le monde arabe en particulier. En lui s’incarnent en effet des traits de comportements paradoxaux, qui déroutent l’esprit « civilisé » : il est autoritaire, paternaliste, populiste et démocrate à sa façon, mais allergique au débat contradictoire ; il est nationaliste, fier et ombrageux, mais non patriote au sens de l’amour du pays et de l’intérêt suprême de la collectivité nationale.

Naguère vrai et sincère, son nationalisme s’est émoussé au fil du temps pour devenir un simple article de foi. Démocrate et patriote, sans l’être vraiment, sinon du bout des lèvres, il tolère la liberté d’expression dans certain cas, mais il la réprime ou la criminalise dans d’autres. Les poursuites judiciaires pour délit d’opinion à l’encontre de certains citoyens, notamment contre les journalistes honnêtes qui font leur métier, et la grande tolérance manifestée envers les propagateurs de fausses rumeurs, souvent colportées par certains quotidiens arabophones intéressés (ou manipulés ?)[1], témoignent de ce paradoxe.

Ensuite, le régime politique algérien, quoique opaque et fermé au débat, y compris en son propre sein, se laisse critiquer avec virulence aussi bien par la presse indépendante que par l’homme de la rue. Il donne l’impression, dans ce cas, d’un régime tolérant et ouvert, puisqu’il se plie aux règles du pluralisme. Quoique les poursuites judiciaires pour fait d’opinion et d’atteintes flagrantes à l’encontre de la liberté de conscience, et de de culte, ne soient pas rares, nos prisons ne sont pourtant pas remplies de prisonniers politiques, comme ce fut le cas en Tunisie, en Égypte, et comme c’est le cas encore en Syrie, en Irak , en Arabie Saoudite, etc.

Notre régime politique est « doux » et « civilisé » comparé à ses pairs arabes

Mais ce drame, dont la responsabilité est partagée par les protagonistes de la scène politique de l’époque, s’est produit plus sous l’effet d’une mauvaise gestion politique de la crise, mais aussi sous l’effet de la peur du « péril vert », pour reprendre cette expression, chère au journalisme occidental, que sous l’impulsion d’une volonté du régime, consciente et planifiée, d’en finir avec tous les islamistes de la nébuleuse de l’ex- FIS.

En dépit de tout, le régime politique algérien paraît bien plus « doux », plus « civilisé », et donc bien moins sanglant ou barbare que ne le sont les régimes arabes cités. Il laisse, malgré toutes ses dérives autoritaires, de larges champs de liberté de penser et d’agir et ne fait pas disparaître pour un oui ou pour un non ses opposants ; les prisons existantes et celles qu’il fait construire par les Chinois ne leur sont pas destinés, mais réservées théoriquement aux auteurs des délits et des crimes…

Le peuple veut le changement par « le haut » et non par « le bas »

Le peuple algérien, bien qu’il ne soit pas en phase avec ses dirigeants, est bien loin de penser à se « soulever » pour réclamer « la démocratie », notion qui  ne frôle pas du tout son esprit, par ailleurs préoccupé. Il ne cherche pas non plus à mettre bas le régime et dont seule une minorité jure sa perte. Dépolitisé et fortement imprégné par la culture de la « débrouillardise » et de la mentalité d’assisté social, ce peuple pourtant ardent et imaginatif, ne pense qu’à soutirer le maximum d’avantages de l’État-Providence : logement, emploi, aides sociales diverses, etc. Il n’attend pas de l’État, ni des partis politiques dits d’opposition, « la démocratie » dont les contours lui paraissent flous, mais le pain, l’emploi, le logement et un peu de justice sociale avec la hogra en moins.

La courte expérience pluraliste du début des années19 90, qui a tourné très vite au vinaigre, a laissé de mauvais souvenirs aux Algériens pour qu’ils puissent se mobiliser aujourd’hui en faveur de son « retour ». Pour eux, cette «  démocratie » expérimentée a été un désastre dont ils ne veulent pas rééditer l’expérience. Au lieu de constituer un attrait, elle devient à leurs yeux un repoussoir. Elle est associée dans l’imaginaire de nos concitoyens à la fitna, mais aussi au mensonge et à la « manipulation politique ». S’il les amuse de loin et capte leur attention, « le printemps arabe » ne les intéresse pas en tant que modèle à suivre.
Ce que les Algériens cherchent en vérité, c’est le changement par « le haut » et non par le « bas ». Certes, il y a beaucoup d’Algériens, voire la majorité, qui sont tentée par l’idée de la violence et le désordre envisagés comme unique mode possible de changement du « système », mais l’idée reste cependant cantonnée dans le domaine du fantasme et de l’imaginaire. Là où le passage à l’acte est possible, c’est quand il s’agit d’action revendicative précise et localisée, comme c’est le cas des émeutes urbaines motivées par l’insatisfaction des demandes du logement, de l’emploi et  de l’enchérissement des moyens de subsistance.

La corruption comme culture et comme système de gouvernance

La récurrence des émeutes urbaines ces dernières années, notamment à propos du logement, ne visent nullement à mettre en cause le système politique ou l’État-Système. Elles ne visent rien d’autres qu’à faire des pressions sur le Système pour qu’il lâche plus de lest. Tout en stigmatisant la corruption qui gangrène la plupart de nos institutions, le petit peuple aussi bien des campagnes que des villes n’est pas moins gagné par certaines formes de corruption. Ainsi, le fait de se surendetter en s’achetant un emploi, contractuel ou durable, auprès d’un chef véreux de l’une des filiales de la SONATRACH, moyennant cent ou deux cents mille dinars, n’est-elle pas une forme caractérisée de la corruption ?
Le même geste corrupteur est pratiqué pour l’obtention d’un logement auprès d’un maire ou d’un chef de Daïra, peu soucieux de l’éthique et de la morale religieuse, dont il se fait pourtant le chantre en public. L’État fournit, quand il peut, logement et emploi aux nécessiteux, mais beaucoup de nécessiteux recourent, quand ils le peuvent, à la corruption pour obtenir un logement ou un avantage quelconque auprès du fonctionnaire véreux de l’administration. Mais ce fonctionnaire n’est pas né corrompu, il l’est devenu par la force des choses, des habitudes contractées et de la routine. Autrement dit, il est devenu corrompu parce que le citoyen ordinaire aussi bien que le citoyen bien nanti auxquels il a affaire se font corrupteurs en lui faisant miroiter des « récompenses » en contrepartie des services rendus.

Nous sommes tous ou presque des corrompus…

Nous devons être honnêtes avec nous-mêmes en avouant franchement que nous sommes tous plus ou moins corrompus. Accuser le « Système » ou les hommes du Système d’être les seuls corrompus, c’est escamoter la part de la responsabilité qui en incombe au peuple et à ses élites, soit disant intellectuelles et universitaires. Sur ce point, non seulement les responsabilités sont partagées, mais il y a même un consensus tacite, malgré les accusations mutuelles de corruption que les uns portent contre les autres.
Je n’accuse pas tout le monde d’être corrompu, car il en est bien des gens honnêtes et moralement irréprochables, mais j’affirme sans trop de crainte de me tromper que la pratique de corruption et d’agiotage est devenue en notre pays une culture dominante et largement partagée. Dépouiller l’Etat d’une partie de ses trésors, confondre les biens collectifs avec les biens privés, détourner les lois et les réglementaires (comme la passation des marchés publics), etc., sont autant d’actes qui s’intègrent dans le psychisme social et qui apparaissent aux yeux des agents en acte comme des faits « normaux ».
Celui qui ne fait pas preuve de « débrouillardise », qui ne vole pas ou qui ne sait pas utiliser son imagination pour piller l’État est considéré soit comme une personne naïve, soit comme une personne attardée. Autour de moi, j’entends souvent ce terrible propos tenu par des gens humbles : « Eux ils volent, pourquoi pas moi ? » Ce « eux » désigne aussi bien les gens de l’État que les gens du peuple. Lorsque l’on parle et l’on encourage ainsi sans retenue ni honte le vol  , c’est que l’idée du vol s’est tellement banalisée qu’elle est devenue licite. Vol et corruption marchent de pair et se soutiennent mutuellement.

L’imprégnation des « élites intellectuelles » par la culture de la corruption et de la résignation

Dans ces conditions, comment voulez-vous qu’un peuple gagné en grande partie par l’idée séduisante de la corruption, qu’il condamne en théorie, mais qu’il pratique par ailleurs sous les formes les plus variées puisse réclamer ou revendiquer son « printemps arabe » ? Comment peut-on croire aux sornettes de certains partis dits d’opposition quand ils condamnent le « Système », et ses méfaits réels et supposés, alors qu’ils reproduisent en leur sein propre ses pratiques corrompues et ses méthodes autoritaires ?

N’en déplaisent aux « experts » aux hypothèses bâclées et aux analyses superficielles, le système politique algérien demeure, malgré toutes ses failles apparentes, solide et inébranlable. Il tient sa solidité moins à sa logique interne ou à son fonctionnement intrinsèquement opaque qu’à l’acceptation voulue ou résignée de la  corruption de la part du peuple, des partis politiques d’opposition », et des « intellectuels » dont la majorité écrasante s’y accommode.

Le système politique algérien, expression condensée, mais pervertie de la culture sociale.

Lorsque on parle du « Système politique » algérien, il ne faut pas le borner aux seuls « décideurs » ; il faut y inclure aussi le système de représentation culturelle de la société, les valeurs, les mœurs, les traditions, les us et les coutumes. Car le système politique n’est pas un corps étranger, autonome, par rapport à la société globale, mais il en est le produit  direct, la forme abrégée. Il résume en quelque sorte le patrimoine culturel et génétique de la société qui lui a donné naissance, et c’est de celle-ci qu’il puise ses sources d’inspiration philosophiques et les traits politiques qui sont constitutives de sa personnalité. C’est dire, en un mot, que c’est le peuple qui a accouché du système politique qu’il s’est donné ou qui s’est imposé à lui, et non l’inverse.

L’immobilisme de ce dernier prend sa source ultime du conformisme du peuple, mais aussi de sa peur de rechuter dans la fitna des années 90 et qu’il ne voudrait pas voir se rallumer à nouveau. Dépourvu de représentation authentiquement reconnue, et d’encadrement intellectuel et politique autonome, le peuple voit son salut non pas dans le changement du système dont il s’accommode malgré tout, mais dans l’amélioration de ses conditions matérielle d’existence, lesquelles passent par la remise en question entière du système en place blâmé par tous, et globalement contesté.

C’est pourquoi « le printemps arabe », rêvé par les experts à l’optimisme béat, n’aura pas lieu en Algérie, même si des émeutes urbaines intermittentes ne manqueraient pas de se reproduire à l’avenir, et même de s’amplifier. Mais tant que le pétrole continue de couler à flot et que les diverses formes d’allocations allouées par l’État aux couches sociales démunies, jointes aux pratiques de corruption universelles, sont maintenues en l’état, il n’y aura point péril en la demeure.