Nous vivons décidément dans une époque étrange. Hier soir, alors qu’un vent soufflait en rafales et qu’une sorte de pluie glacée transformait gens et choses en statues de givre, quelques rares promeneurs, aventurier d’après souper, s’étaient abrités sous les arcades du Palais-royal. Fumeurs incorrigibles chassés des soupentes par leurs grisettes ou simplement rentiers solitaires et désoeuvrés, composaient le gros de cette troupe de rôdeurs nocturnes.
Il étaithuit heures. En soirée, pendant l’hiver, sous la pâle lueur des quinquets, les vitrines des commerçants offrent aux regards des oisifs le charme de leurs objets exposés. Là, les couleurs paraissent plus ternes, les reliefs moins apparents, et les boutiques, dont quelques unes sont fermées à ce moment, semblent abandonnées. Les restaurants sont là, heureusement, pour contribuer à l’animation de ces arcades, autrefois fort animées et bruyantes, quand le commerce de la chair y présentait ses appâts.. Le vieux monsieur qui écrit ces lignes s’en souvient, comme il se rappelle aussi des rendez-vous risqués du n°9, ou du 113, l’argent sortant plus vite qu’il ne rentrait dans les poches des joueurs, en ces lieux de perdition heureusement interdits…
Donc, huit heures venant de sonner à l’horloge du palais, un homme se posta devant chez Chevet, épicier réputé des galeries, comme chacun sait. De son comptoir, le chef du magasin aperçut la silhouette quelque peu titubante de cet individu. Et, comme il le craignait, il le vit entrer d’un pas hésitant et brusque. Ce « client » voudrait-il acheter une chopine ou deux ? D’allure peu soigné, ce petit bonhomme, au visage rond souligné d’une vilaine barbiche grisonnante, semblait subjugué part un merveilleux spectacle. Tombé en arrêt devant l’étalage de poissonnerie, il détaillait les écrevisses, les poissons, les langoustes, les tortues grouillant dans les bassins de marbres.
La bouche entrouverte, poussant un oh long et laborieux, le bonhomme tendit une main bien hésitante vers les aquatiques bestioles :
- Qu'est-ce que c'est que ça?
Le marchand s’empressa de répondre :
- Ça, Monsieur, ce sont des écrevisses.
- Les écre..visses ?Bien ! Est-ce qu'elles sont cuites?
- Mais non monsieur, si elles étaient cuites, elles seraient rouges !
- Rouges ? Rouges ! Rouges ?
L’homme se tourna ensuite vers le bassin des poissons… rouges…Puis, pointant son index sur le gilet du commerçant, il lui dit ensuite
- Vous, monsieur que je ne connais pas, vous me prenez pour un provincial, non, pire : un étranger ! Vous-vous moquez…
- Oh ! Monsieur!
- Mais si, mais si. Ces petits poissons sont rouges… Alors ils sont cuits !
- Mais non, Monsieur, puisqu'ils remuent!
- Bien! bien! Alors ce n'est donc pas la couleur seule qui peut nous apprendre si les écrevisses sont crues ou cuites! Comment voulez-vous que je le devine! Vous cherchez à me tromper. Vous n’êtes pas un honnête commerçant…
- Monsieur, vous m’insultez…
- Vous ne méritez pas ma clientèle, vous ne me méritez pas…Encore un de ces parisiens qui ne cherchent qu'à attraper le pauvre monde!
Et, prenant la direction de la sortie :
- Le monde est corrompu, vous ne savez pas à quel point… Et puis…
Le commerçant, amusé au final par l’aventure, entendit cetteconclusion inattendue , tandis que l’ivrogne, s’éloignait non sans avoir soulevé son chapeau :
-Et puis vous n’ avez pas des z’homards, vous n’êtes pas sérieux… Monsieur… serviteur !
Et sous les arcades, l’étrange visiteur cria bien fort :
- Pas de z’homards… En quoi un z’homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des z’homards, moi. Ilssont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer. Et ils n’aboient pas…
Puis l’homme s’éloigna, bombant le torse d’une manière comique, pour dissimuler son ivresse.
Oui, décidément, nous vivons dans une époque étrange !
Népomucène Trouilleux
In : La gazette de Paris, dimanche 21 janvier 1855