La fêlure de Francis Scott Fitzgerald est une oeuvre à part dans la production littéraire du
vingtième siècle. On pourrait dire cela de la plupart des grandes oeuvres, déclarer que le roman de Proust est une exception, comme le serait un livre de Beckett, au point
qu'affirmer qu'un roman est remarquable reviendrait à dire simplement qu'il est réussi. Il faut prendre cet « à part » au sens strict ; la fêlure est une sorte de
confession, mais elle n'est pas une véritable autobiographie. La forme de cette courte oeuvre incarne tout ce que déteste la critique conditionnée par les normes de production
universitaire : on ne parle pas de soi, on ne dit pas « je », sauf si « je » est un héros de son histoire ou que ce « je » est l'acteur d'une
autobiographie. Le « je » de Fitzgerald est un moi qui s'affirme dans sa pensée et son expérience propre à la différence de ce à quoi appellent les essais,
c'est-à-dire une posture impersonnelle qui repose sur le « on voit que » et le « je » qui peut être chacun de nous. Il déclare être fêlé suite à un
éclatement du à un trop grand nombre de coups et tout l'essai consiste à rendre compte de cette catastrophe survenue peut-être trop tard ou bien un peu trop tôt. Il est
manifeste que l'essai de Fitzgerald ne consiste pas dans une entreprise littéraire car elle respire l'exigence philosophique, le questionnement sur soi et son rapport au monde,
mais dans le même temps, elle ne prétend à aucune rigueur puisqu'elle ne justifie rien, ne démontre jamais ses assertions. Francis Scott parle d'une souffrance passée et de ses
conséquences ; il affirme que « bien entendu toute vie est un processus de décomposition progressive » de l'identité, mais plus terribles que cet écroulement
progressif sont ces coups ponctuels venus de l'intérieur qui mènent parfois l'individu à la fêlure. Et ce que raconte Fitzgerald, ce n'est pas l'origine de ces coups mais plutôt
le craquellement qu'ils ont occasionné, répondant à la question de la signification d'une fêlure de l'être. L'étonnant de l'entreprise, c'est bien l'écho qu'elle a eu. Au fond,
le contenu du récit de Fitzgerald est banal : il décrit la situation de celui qui a saisi le caractère illusoire des codes, il fait part du malaise ressenti lorsque l'être fêlé
ne peut plus adéquatement pénétrer l'espace social pour s'y conformer et répondre aux stimuli extérieurs, il expose l'issue de la crise, le mode de gestion de la fêlure : le
souci de soi et l'indifférence. En somme, une issue comme une autre, le récit d'une crise existentielle comme Camus pouvait en décrire une de façon déguisée lorsqu'au lieu de
dire qu'il avait compris l'artificialité des structures sociales, il passait à l'écriture en rédigeant L'Etranger, Meursault devenant l'avatar des intuitions de
l'auteur. Fitzgerald a pourtant écrit des romans à la suite de ses crises d'existence, et ces romans ont, comme chez Camus, porté la marque de cette décomposition progressive
qui parfois n'est plus effondrement progressif mais fêlure subite. Alors pourquoi un tel accouchement si celui-ci ne devient pas un authentique essai de réflexion ? On pourra
bien répondre que l'auteur écrit pour lui avant toute chose et que la position de sa pensée dans l'écrit est l'expression d'un voeu de stabilisation, de compréhension de
celle-ci, une volonté d'objectivation de soi par soi, l'ouvrier tentant de se reconnaître dans l'effet de sa production pour mieux progresser ensuite. Et c'est ce qu'a fait
Fitzgerald en précisant à deux reprises cet accouchement avec « pasting it together », puis « handle with care ». Il ne faut donc pas s'étonner de cette
tentative de l'écrivain mais plutôt s'étonner de la bonne réception de ce cours essai par une société peu habituée à ce genre de réflexion lacunaire et subjective.
« The crack-up » n'est pourtant pas particulièrement bien écrite, et Fitzgerald n'invente rien. Il faut chercher les raisons du caractère marquant de l'oeuvre
dans son contenu. Or, que propose-t-elle ? Comme on l'a définie, elle n'a pas l'attrait d'une réflexion remarquable sur les crises de l'existence puisqu'elle n'est qu'un
témoignage parmi tant d'autres, parmi des essais philosophiques qui pensent bien mieux la question et parmi des romans qui racontent avec plus d'intensité une telle crise. Il
faut donc que l'oeuvre ait marqué parce qu'elle répond à un désir de la société : celui de voir l'artiste faire la confession de ce qui concourt à la production de ses oeuvres.
Car La fêlure explique en fin de compte le sens de l'oeuvre de Fitzgerald, et sa valeur consiste ansi dans le fait que Francis Scott décrit le passage d'une production
artistique normée à une création marquée par la fêlure. Si l'art n'a pas à être porté par une identité fissurée pour être fonctionnel, reste qu'une personnalité fêlée crée un
tout autre art que celle qui suit le mouvement naturel de décomposition du moi dont parle Fitzgerald au début du texte. En ce sens, si La fêlure n'est pas un
chef-d'oeuvre de la littérature d'un point de vue formel ou au regard de ses idées, c'est une production singulière, « à part », doit-on dire, dans le sens où, au-delà
de toute considération de qualité, elle appelle tout artiste à se demander pourquoi et comment il produit, et si son geste de création est guidé par une fêlure. A ce titre,
l'art, en tant qu'accouchement de l'identité de l'artiste, peut aussi être l'expression des conséquences d'une crise qui aura mené l'artiste à engendrer des productions aux
vertus cathartiques, au point que les nouvelles et romans porteurs des signes de la crise seront aussi l'occasion pour le créateur de contempler le reflet des pressions ayant
conduit à l'apparition du moi fêlé. On en trouve un bel exemle dans « La coupe de cristal taillé » qui résume une part de « The crack-up »
lorsque le narrateur, décrivant la vie d'un cristal comme il ferait le récit accéléré de sa propre existence déclare : « Après le mariage, on disposait les bols à punch sur
la crédence, avec la grande coupe au centre ; on rangeait les verres dans la vitrine à porcelaines ; les candélabres prenaient place aux deux bouts de n'importe quoi ; et là
commençait la lutte pour la survie. La bonbonnière perdait son anse et montait au premier étage recueillir les épingles ; un chat aventureux faisait tomber de la crédence le
petit bol, et la bonne ébréchait le moyen en le cognant avec le sucrier ; puis les verres à vin succombaient à des fractures du pied, et les verres à eau eux-mêmes
disparaissaient un à un comme les dix petits nègres : le dernier aboutissait, non sans plaies cruelles, sur la tablette de la salle de bains où il servait de réceptacle à
brosses à dents au milieu d'autres aristocrates déchus. »