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L’oeil…

Publié le 03 octobre 2011 par Philippe Thomas

Poésie du samedi, 33 (nouvelle série)

Voir… Qu’il est difficile et pourtant ô combien nécessaire de bien voir, d’être lucide ou du moins d’essayer, pour espérer atteindre au vrai sinon au réel. L’injonction de son bourreau à Michel Strogoff  « Regarde, de tous tes yeux regarde ! » a une résonnance éminemment tragique, emblématique de la condition humaine. Au-delà du supplice infligé au héros vernien, c’est là l’impératif catégorique qui s’impose à nous malgré tout, malgré les illusions, les voiles, les obstacles et même – paradoxe suprême – la cécité. Ce n’est pas gratuitement que Georges Pérec avait placé cette sentence en exergue de La vie mode d’emploi. La vie est affaire de vision et voir est la clé qui ouvre la voie...

« Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir », affirmait le génial Tutur en nous embarquant dans son Bateau ivre.  Nos organes oculaires y suffisent-ils ? Certainement pas, car en l’espèce on ne voit bien qu’avec le cœur... C’est pourtant l’œil qui s’impose comme symbole d’une vision totale, d’un absolu de la « vision » dont le savoir absolu hégélien pourrait être un avatar. Il arrive que cet « œil qui voit tout » (oudjat égyptien ou all-seeing eye anglais ou troisième oeil, etc…) s’impose avec évidence comme au fronton d’un temple ou au-dessus d’un autel,  triangulairement cadré comme en un delta lumineux, quelles que soient les représentations qu’on lui donne… Mais il arrive aussi qu’on puisse le reconnaître du sein de la gangue d’images beaucoup plus aléatoires, de traits fort peu figuratifs et terriblement abstraits. La rêverie du poète Hubert Nyssen sur les encres indescriptibles d’un artiste nommé Charles Hoffman ouvre peut-être une voie pour chausser un instant ce fameux regard, dont j’aime ici le sourcil apache qui lui donne un savoureux petit air canaille...

Inventaire des encres

De la source à l’estuaire

d’indéniables ressemblances.

L’œil coiffé d’un sourcil apache

épi de seigle noir le voici

triangulairement cadré

pour la durée de son inquisition.

Au départ sont les cabochons les crânes

pavillons labyrinthes

accessoires de bougres malingres

ouailles bruissantes figées

par la magie de l’encre.

Puis une femme et une enfant

séparées l’une de l’autre

(leur sourire n’est plus qu’une parenthèse

dans les brumes de la distance)

connaissent des destins sans commune mesure.

L’une étendue sur une plage calcinée

attend la mort d’un soleil noir

l’autre crispée

harcèle des serrures qui ne céderont pas.

Dieu s’est estropié en ratant son atterrissage.

Ce diable boiteux c’est peut-être lui.

Goya rôde.

Complicité dans le mirage

commencement d’une moisson.

Soudain la croissance s’arrête

ce n’est plus qu’un tapis d’éteules.

L’exode l’a roulé à Cahors

le pont enjambe l’oubli

la folie la mélancolie du vin noir

voici le pont dans toutes les situations.

Les fougères écartées se referment

le ciel est guilloché

le blason recouvert

voici la stèle

le message à l’avers et le revers obscur.

Vers la fin c’est le retour à soi

l’entière soumission aux lois d’anatomie

cottes de muscles fibres et nerfs

tricornes de cartilages.

Il saura ce que la mort lui prend.

Hubert Nyssen (né en 1925 en Belgique, établi en Arles depuis 1968, fondateur des éditions Actes Sud). La pièce citée fait partie d’un ensemble de sept poèmes intitulé Inventaire des encres sur des œuvres de Charles Hoffman que Nyssen qualifie lui-même d’encres indescriptibles, in La mémoire sous les mots, Grasset, 1973, préface de Max-Pol Fouchet. Les œuvres poétiques d’Hubert Nyssen ont été rééditées récemment par Actes Sud et je suppose que l’intégralité de ce beau recueil s’y retrouve. Il faut absolument aller faire une visite sur le site d’Hubert Nyssen, flâner à travers ses carnets et prendre le temps de savourer son entretien sur son œuvre d’auteur, d’éditeur et la création en général.

Toujours dans La mémoire sous les mots, je puise ce petit extrait d’une belle série intitulée Mnémoniques où notre œil est le point de départ de beaux édifices utopiques tendus à la verticale, où l’élan visionnaire se déploie comme un pont vers la transcendance et l’éternité…

Nos rêves en ce temps-là dressaient au point

où l’œil de Dieu s’enclave dans la mer

à l’horizon les premières murailles

d’une ville future imprévisible

souveraine des âges et nous pensions

à la douceur de nous réconcilier

dans l’ombre de ses cours dans la rumeur

de ses discours au temps lointain de vivre

oui j’en conviens avec moins de vivants

mais en retour avec les confidences

des âmes enfouies dans les profonds feuillages

car cette ville était notre mémoire.

In Mnémoniques, 4.


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