La Libye, future chasse gardée française? Déjà très influents au Maghreb central (Algérie, Maroc, Tunisie), les milieux d'affaires français cherchent désormais à mieux s'implanter en Libye à la faveur de la chute du régime de Kadhafi. La visite, le 15 septembre, de Nicolas Sarkozy à Tripoli et Benghazi s'inscrit ainsi dans une offensive à la fois politique et économique destinée à faire profiter le «made in France» de la nouvelle donne libyenne. Il faut dire que l'enjeu en vaut la peine, puisque le marché de la reconstruction est évalué entre 150 et 300 milliards de dollars (entre 110 et 220 milliards d'euros) selon les différentes sources. Ce n'est donc pas un hasard si, début septembre, le Medef, organisation patronale française, a organisé une réunion d'information sur la Libye qui a attiré plusieurs centaines de patrons français. Sans cynisme aucun, on peut qualifier ce tropisme libyen de logique, après les efforts militaires et diplomatiques déployés par Paris pour aider les rebelles du Conseil national de transition (CNT). Mais l'affaire est loin d'être gagnée, car pour s'imposer, «France S.A.» va devoir se colleter avec son rival italien qui, jusqu'en février 2011, considérait le pays de Kadhafi, une ex-colonie italienne, comme sa propriété.
La Libye, chasse gardée italienne
Premier fournisseur de la Libye avec des exportations qui ont atteint 3,4 milliards de dollars (2,5 milliards d'euros) en 2011, l'Italie occupait dans ce pays une position un peu comparable à celle de la France en Algérie (aujourd'hui encore, les entreprises françaises contrôlent directement ou indirectement près d'un quart du marché algérien).
Denrées alimentaires, biens d'équipements, services mais aussi industrie lourde et activités pétrolières, les entreprises italiennes étaient omniprésentes en Libye et ne s'inquiétaient guère d'une possible concurrence hexagonale, la France se situant au sixième rang des exportateurs avec un (petit) total d'un milliard d'euros.
«Il était plus simple pour les patrons italiens de faire du business en Libye», témoigne un homme d'affaires franco-algérien très actif au Maghreb. «Outre la proximité géographique, historique et même linguistique, ils pouvaient compter sur de puissants réseaux politico-financiers entre les deux pays.»
Une proximité qui remonte à bien avant l'arrivée de Berlusconi au pouvoir et qui a été entretenue aussi bien par la droite que par la gauche italiennes.
«Les exportateurs français ont souvent besoin d'un soutien politique ou de l'aide de l'État français pour développer leurs activités», poursuit l'homme d'affaires. «Dans la Libye de Kadhafi, ce n'était pas trop possible, malgré l'activisme de plusieurs organismes dont la chambre de commerce franco-libyenne. Les Italiens verrouillaient très bien le jeu.»
Mais la donne a donc changé. Durant ces derniers mois, la France a joué un rôle moteur dans la chute de Kadhafi et compte bien engranger les dividendes de son action. C'est d'autant plus vrai que le gouvernement Berlusconi, empêtré dans plusieurs scandales, a longtemps louvoyé avant de se résoudre à lâcher le «Guide» libyen. Pour autant, les autorités italiennes ne supportent pas que l'on minimise le rôle de leur pays et de son armée dans le soutien aux rebelles du CNT.
Depuis le début de l'été dernier, de nombreux hommes politiques transalpins ont ouvertement critiqué le gouvernement français, accusé de trop tirer la couverture à lui.
«La France a certainement marqué des points, mais les Italiens ne sont pas battus. Les membres du CNT ne sont pas des inconnus pour eux. La logique de réseau va continuer de jouer», prédit encore l'homme d'affaires franco-algérien.
Le pétrole en ligne de mire
La rivalité croissante entre les groupes pétroliers Total et ENI symbolise à merveille cette bagarre qui s'engage. Avec 270.000 barils d'or noir produits quotidiennement, ENI, présent en Libye depuis 1959, occupait la pôle-position avant le début de la révolte des Libyens et agissait même en coulisses pour obtenir de nouvelles concessions et doubler sa production locale d'ici 2015.
De son côté, le groupe français ne dépassait pas les 55.000 barils par jour et n'a jamais vraiment considéré la Libye comme un véritable relais de croissance. Six mois plus tard, la direction de Total se dit prête à faire des propositions concrètes au CNT pour augmenter la production libyenne (1,9 million de barils par jour en janvier 2011) et l'information selon laquelle les nouveaux dirigeants libyens ont promis à la France 35% du pétrole de leur pays est dans toutes les têtes —même si elle a été (mollement) démentie par les principaux concernés.
Pour bien marquer le coup, Total s'est fait un devoir d'être le premier groupe à relancer ses activités de production en Libye, avec la remise en service d'une plate-forme au large des côtes libyennes. La riposte d'ENI ne s'est pas faite attendre, puisque le groupe italien a annoncé, lundi 26 septembre, avoir redémarré sa production sur le gisement d'Abu-Attifel, situé à 300 kilomètres au sud de Benghazi.
Et le match ne fait que commencer. Outre l'augmentation de la production et l'obtention de nouveaux contrats d'exploration-production, les deux rivaux ont en tête le fait que les nouvelles autorités libyennes pourraient bien décider de privatiser, même partiellement, la compagnie pétrolière étatique NOC. Une perspective qui risque de donner lieu à d'homériques batailles entre les majors occidentales, sans oublier les groupes chinois déjà présents sur place et qui n'entendent pas être exclus du jeu.
La mémoire coloniale sur le tapis
Mais la rivalité entre Paris et Rome ne se limitera pas aux seuls aspects économiques. De nombreux observateurs attendent ainsi avec curiosité la position du nouveau pouvoir libyen vis-à-vis du traité signé le 30 août 2008 par leur pays avec l'Italie.
A l'époque, le chef du gouvernement italien Silvio Berlusconi avait présenté les excuses de son pays «pour les blessures profondes» causées au peuple libyen durant la domination coloniale qui lui a été imposée entre 1911 et 1951. Il avait aussi décidé que son pays verserait 5 milliards de dollars à la Libye en guise de réparations financières. Dans le même temps, le responsable italien avait aussi déclaré à l'attention de son opinion publique que ces excuses et dédommagements allaient permettre à l'Italie «d'avoir moins de clandestins et plus de gaz et de pétrole libyen».
Alors que l'Algérie saluait la conclusion de ce traité, les autorités françaises se sont dépêchées de faire savoir qu'elles n'imiteraient pas l'Italie et qu'il était hors de question pour la France de s'engager dans le moindre processus de repentance à propos de la période coloniale. Le ministère français des Affaires étrangères estimait même que l'accord conclu entre Rome et Tripoli n'était «ni un précédent, ni une référence».
En privé, de nombreux dirigeants français n'avaient pas caché leur irritation à l'égard d'une initiative italienne qui risquait de donner des idées et des arguments aux Algériens, toujours prompts à remettre la question du passé colonial sur la table des négociations franco-algériennes.
Que fera donc le CNT vis-à-vis de cet accord? Sera-t-il dénoncé —ce qui, à coup sûr, sera mis au crédit (ou au passif, selon l'opinion que l'on peut se faire de la question de la repentance) des autorités françaises? Ou bien alors, les nouveaux dirigeants libyens vont-ils s'engager à respecter ce Traité unique en son genre, ce qui, concrètement, continuera de donner à l'Italie un avantage sur ses concurrents européens? Les prochains mois apporteront un éclairage sur cette question loin d'être anodine.
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