La grand-mère et les cailleras (fable métropolitaine)

Publié le 01 octobre 2011 par Variae

Malgré son titre, ce billet relate des faits vécus.

La scène se passe il y a deux semaines, le samedi de la Techno Parade, à Paris. Je descends prendre le métro Place Monge, sur la ligne 7, qui relie, du sud au nord, Villejuif et Ivry à La Courneuve, en traversant Paris. La manifestation électronique s’est terminée cette année à Place d’Italie, soit à trois stations de celle où je descends, et je trouve donc en pénétrant dans la rame bondée une ambiance surchauffée, plutôt joyeuse, mais que l’on sent prête à déborder à tout moment. Parmi les passagers, une grande partie reviennent d’évidence de la Parade : se démarquant des usagers habituels de la ligne, des jeunes lookés teufeurs, vêtements colorés, boule à zéro ou cheveux en épis, et d’autres jeunes plus marqués cité, survêt’, baggy, casquette et grosses chaînes. Par petits groupes on s’interpelle bruyamment, on fait de grands gestes brusques, de ceux qui paraissent normaux à leurs auteurs mais suffisent à les marquer socialement, en quelques secondes, aux yeux du monde extérieur.

Une vieille dame monte à ma suite. Elle est accompagnée de sa fille, qui doit avoir la cinquantaine. Deux jeunes se lèvent immédiatement pour leur céder leur place. Au jeu des sept familles, on les classerait immédiatement dans la famille « caillera », le genre que l’on n’a pas intérêt à regarder avec trop d’insistance au risque que cela dérape rapidement. Ils se lèvent, donc, en ponctuant leur acte civique de force gesticulations et commentaires à haut volume sonore : « eh madame, on n’est pas des sauvages, hein, qu’est-ce que vous croyez ! ». La brutalité – volontaire, involontaire ? – de leur ton et de leur attitude appelle, en retour, la peur ou la réprobation. Et on imagine la réaction de la vieille dame : s’écraser sur son siège, regarder ailleurs, prier pour que cela cesse, tant ce qu’elle a sous ses yeux se connecte immédiatement avec des stéréotypes bien ancrés dans son esprit, et martelés quotidiennement dans son environnement médiatique.

Sauf que non. Rembobinez ! Cette dame – que j’appellerai (affectueusement) Mamie dans le métro, faute de connaître son prénom ou son nom – n’est pas coulée dans le moule standard. Elle ne détourne pas les yeux, bien au contraire. Elle fixe les deux jeunes avec un bon regard, plein de gentillesse, et ne cesse de les remercier. Comme si elle était outillée mentalement autrement que l’immense majorité de ses contemporains, comme si le bouton d’alerte ATTENTION – RACAILLES ne s’était pas soudainement allumé dans son esprit face à l’accumulation d’indices convergents. Vous êtes vraiment de bons jeunes hommes, continue-t-elle, face aux deux loulous que l’on sent, de leur côté, quelque peu interloqués. Peut-être essayaient-ils de susciter une réaction négative, comme pour racheter leur acte généreux de l’instant précédent et mieux se renfermer dans le stéréotype qui leur colle à la peau. Peut-être ne se rendent-ils compte de rien. Dans tous les cas, la réaction, totalement hors-cadre, de la bénéficiaire de leur bienfait change quelque chose en eux. Ils commencent alors à se livrer à un étonnant déballage, toujours à voix (très) haute, surpassant le bordel sonore qui règne par ailleurs dans la rame. Madame, on n’est pas des sauvages, personne nous respecte, ils nous traitent de racailles, les gens ils nous connaissent pas, ils sont moins intelligents que vous … Et Mamie dans le métro de leur répondre du tac au tac, restant sur sa lancée initiale : ils vous traitent de racailles ? Ah, mais c’est parce que vous êtes des jeunes dynamiques ! Ne vous laissez pas faire : ils sont jaloux de vous !

Pas une trace de peur, de méfiance, de clichés patiemment construits année après année, dans ses propos. Mamie dans le métro vient-elle d’une autre planète ? Ou est-elle d’une totale naïveté qui, face à d’autres interlocuteurs, lui aurait coûté de se faire brutalement agresser ? Le fait est qu’elle a brisé quelque chose, en ne répondant pas au stéréotype par un autre stéréotype. Un jeu qui aurait pu être écrit d’avance s’est d’un coup déplacé, soustrayant chacun au rôle que lui destine la société.

Quelques secondes, quelques minutes plus tard, cette scène hors du temps s’interrompt. Le métro vient lui-même de s’arrêter : une bagarre violente, nous apprend le conducteur par le système de sonorisation interne, vient d’éclater dans le premier wagon. Et effectivement je vois sur le quai des gens courir dans tous les sens, quelques uns couverts de taches de sang. Les portes s’ouvrent. Mamie dans le métro et sa fille s’esquivent et remontent vers la surface. Les deux cailleras sortent à leur tour, se dirigeant d’un pas vif vers le point chaud au bout du quai, peut-être pour s’en mêler. Le quotidien reprend ses droits.

Romain Pigenel