« La charité est cette clef », Arthur Rimbaud.
Rimbaud, le premier parmi les modernes semble fixer à la poésie un horizon tout autre que celui de la littérature. Sans doute Baudelaire le fit aussi.
Mais, comme tous les modernes qui ne peuvent avoir honte de ce terme ils ne font, finalement, que recouvrer la « vue », une certaine « vue ». Tel Arthur qui, s'étant « reconnu » poète, voulait se faire voyant. Nombreux ceux qui, faux modernes, finalement, et vrais modernistes, s'étonnent de ce fait qu'ils aiment à nommer sacrificiel (oui, il est encore des mots qui leur donnent du frisson à se faire rouler dans leurs bouches faisandées) de l'abandon par le « cher » Arthur de toute prétention à la carrière poétique...
Eh quoi, donc !
Mais oui, déjà, le marché devait dicter sa loi et « faire » une oeuvre s'était aussi devoir assurer une continuité, s'était aussi devoir s'asseoir sur certaines de ses intimes révélations, de ces dévoilements internes effarants au profit d'une continuité, d'une perpétuité de l'oeuvre...
Eh quoi, donc !
Ne l'avez-vous pas messieurs les conservateurs des zarzélettres votre oeuvre ? Votre perpétuité satisfaite ? N'a-t-elle pas, celle-ci, en outre, par ce « sacrifice » un p'tit goût de sacrée sacralité mystérieuse qui fait bien fructifier, malgré l'indétrônable autant qu'indécrotable réalisme rationaliste, les affaires ?
Et si, précisément, la poésie surpassait, et de loin, votre sacro-sainte littérature faites d'oeuvres majeures et mineures et de carrière, par cela qu'elle est une pure kénose ? S'il n'y avait rien entre la danse oscillante des silencieuses et invisibles voyelles et toutes les res rationnelles qui s'achètent et se vendent à l'encan (et même les pensées vous en faites des res...!) ?
C'est cette idée qui m'a saisie par les yeux en plongeant dans ce texte essentiel de Georges Haldas Les Sept piliers de l'état de poésie, et qui depuis lors ne m'aura plus lâchée au cours de mes lectures de ce poète subtil et généreux, en particulier en m'esbaudissant des féconds dévoilements de Le Christ à ciel ouvert, de Marie de Magdala ou du Livre des trois déserts.
Je me dois d'en dire plus pourtant.
Ces lectures ne sont pas seulement d'épars luminaires sur un trop obscur sentier, non plus que simplement de faibles rais de lumière sur les tracés sinueux d'un processus vital et spirituel, mais de véritables inclusions, des organes de perceptions s'intégrant dans un corps en cours de vivification. Des lectures qui sont les constituants d'un esprit informant l'âme naissante d'un corps vivant qui vient au monde. Qui vient pour défaire et faire le monde... (« Nous participons à la création du monde et nous décréant nous-mêmes », disait Simone Weil).
En s'ouvrant, infiniment, à ce qu'il appelle l'émotion poétique Haldas retrouve le sens de la poïétique qui transcende, infiniment, ce qu'on nous a habitué à nommer poésie. Une intuition fécondante enracinée dans une humilité extrêmement profonde. Georges Haldas thésaurise sans théoriser. Et pourtant. Et pourtant il refait le chemin. Parmi les obscures frondaisons des mots il pénètre la clairière radieuse et paisible de l'Etat de poésie. C'est une vision, une theoria, une contemplation, et la langue, l'écriture, son écriture est cette theoria, ses phrases lui sont tout autant révélations que révélateurs, double mouvement continu. Dans son écriture, écriture sereine, baignée d'une joie paisible autant que solaire; sachant que la lumière solaire est autant le pâle ruissellement de l'aube que le trait ardent et pointu du midi, dans son écriture il découvre...
Il découvre, il invente, comme on le dit de celui qui met au jour un trésor, un espace qui n'est pas un lieu, qui n'est pas même un espace mais un pur non-où. Il découvre l'instant, qui en lui-même n'est plus même un instant. L'instant d'éternité perpétuelle qui gît en chacun de nous. De « nous », oui, car Haldas, sans bâtir de système (et pourtant le système philosophique de Levinas sur l'altérité est très beau...), sans philosopher, sans enclore les mots, au contraire, révèle à tous ceux qui veulent bien le lire que, loin de retrancher le poète du « reste » de l'humanité l'Etat de poésie inclut tous ceux que la littérature, la poésie « instituée » pourrait (ou voudrait) exclure, souhaiterait poser, en tant « qu'autres » de l'autre côté de la barrière, celle qui « fait » les ceux qui écrivent et les ceux qui lisent... Et ce miracle advient, précisément parce que ce poète révèle ce qui se révèle à lui sans en passer par le prisme d'une idéologie, d'un système, d'une « grille de lecture » x ou y... Impossible d'évoquer une « expérience » (comme on dit...) car il s'agit là d'un processus vivant insécable, non analysable extérieurement. Il nous est fait invitation à entrer « dans » le poète, « dans » son écriture, ce qui en l'occurrence, revient au même !
Attentif aux ondes des choses, le poète, humble quoique toujours vigilant et d'une intransigeante précision, retrouve en lui la voix et la voie de la mémoire. Et, pour cela, et par cela, la vocation résurectionnelle d'icelle. Parcourant sereinement le paysage intérieur il découvre, parmi les vaporeux objets qui le composent, une « disposition intime soustraite à l'espace/temps »... une graine d'éternité en nous, gouttelette de cela qu'il nomme la Source.
« En fait, une petite graine en creux et non compacte et pleine comme une graine ordinaire, pour mieux être reliée par son petit vide primordial à l'instance originelle du « Royaume des cieux ». (Les Sept pilier de l'Etat de poésie)
Toute la découverte de Georges Haldas passe par les mots et surtout les mots au quotidien. Pas tant les « mots du quotidien », non, qu'au quotidien. Une fréquentation amoureuse et journalière des « petites choses » vécues. Vécues, oui, mais non dans la fréquente indifférence. Dans la fréquentation luminescente d'une claire présence. Dans un art très particulier de l'attention, de la relation. Révélation altière de l'autre en soi, de soi en tant que tout autre. Attention révélatrice, « dé-vélatrice », à une jonction unifiante : le corps, soumis lui, au régime de l'espace-temps, par lequel passe l'émotion, la sensation et la relation, le corps qui est aussi la possibilité de l'expression écrite et poétique nous est déjà un autre et qu'il nous permet, donc, la rencontre avec l'autre. Mais, pour aller au-delà de la façade, attrayante ou effrayante, de la relation, il y a aussi le « corps intime » :
« ... en nous cette graine -cette étincelle- d'éternité vivante logée au coeur du temps, où évolue le corps terrestre. » (Le Livre des trois déserts)
Cet invisible qui fonde le visible se fait jour dans l'écriture au long cours du poète. La lumière n'est jamais criarde. Elle apparaît avec plus d'intensité petit à petit dans une constante humilité. Dans une patience palpable. Cette lumière éclate avec une violente douceur par le poème qui prends corps à partir de ce non-lieu invisible.
La poésie devient, redevient, une anthropologie intime, insaisissable, pas tant secrète que non dévoilable par les seuls mots, si ce n'est que ceux-ci peuvent donc devenir le fondement d'une attitude méta-logique.