Dois-je encore vous dire qui je suis ?
Je viens tous les jours ici, dans cette galerie marchande, à l'aube pour réceptionner les cartons de livraison. En toutes saisons, en particulier quand l'automne arrive puis l'hiver, je marche sous la pluie froide du matin, quittant ma petite voiture d'occasion, pour le hall gorgé de vent. Des zombies du petit matin, personne ne parle, tous se connaissent mais supportent la même fatigue, le même côté obscur du soleil encore endormi dans le noir. Silence lourd et froid, même l'été, comme congestionné par l'envie d'être toujours chez soi sous la couette, avec leurs compagnons ou compagnes. Je rêve d'une tunique en laine, d'un matin chaud, lovée dans mon canapé, avec la chaleur de mon "petit-chez-moi".
Je suis là, seule avec mon chariot contenant des kilos de café, des croissants frais, des oranges et quelques fruits de saison. J'ai le plaisir de faire toutes les ouvertures de la semaine,du lundi au vendredi, avec un samedi sur deux. Je suis célibataire, enfin plutôt en couple, suivant les années, mais sans enfant. Ma collègue arrive après l'école. J'installe dès le matin les produits au frais, les croissants sur le zinc , les chaises et les tables dans la galerie. Mon petit royaume situé sur le passage vers l'entrée principale du magasin. Deux plantes vertes, je ne sais même pas si elles sont naturelles ou factices. Je range et j'arrange mes tables.
Je fais chauffer la machine à expresso, pour les premiers cafés du matin, ceux des travailleurs de la nuit, des livreurs, des employés qui remplissent les rayons de l'hypermarché. J'aime ce parfum délicat, un doux fumet, un lever de soleil que j'aperçois à travers le rideau grillagé vers le parking. Je presse quelques oranges, un pamplemousse pour moi, mon délice du matin, ma dose de vitamines avant le premier rush des employés, les premières histoires et autres rumeurs du centre commercial, les soldes, les patrons indélicats, les fermetures, les prochaines installations.
Une tenue pour sortir du décor.
Des tartines avec de la confiture, un jus, je quitte quelques minutes ma place pour aller me changer. Même pas dans le local, un coin avec trois placards, obligation administrative respectée au minimum, je dois aller dans les toilettes de la galerie commerciale. Là je retire mon jean, mon pull qui était sous ma polaire. Je deviens la "belle des expressos". Les hommes de la nuit, du petit matin, puis les femmes m'ont appelé ainsi, peut-être est-ce dû à ma jeunesse lors des premiers mois de mon job, j'avais pas encore dix-sept ans. Mais c'est resté une complicité, je l'aime ce surnom, il fait partie de moi, il me rappelle que je peux rester féminine, pas seulement pour leur regard, mais pour moi, pour sortir du décor. Elles aiment parler de mode, de mes découvertes, j'arrive toujours à lire les magazines, à échanger avec les vendeuses pour suivre la tendance, pour la lancer ici. J'enfile ma tunique blanche, avec des bandes de dentelle, doucement moulante, un coton si agréable, puis mon caleçon blanc aussi, à mi-mollet, et des chaussures à petits talons, ma touche personnelle. Je suis habituée, j'aime le cliquetis inconscient, je fais aussi de la gym avec les kilomètres entre les tables, des mollets fins à amener et ramener des boissons chaudes à mes habitués, aux clients de passage, entre deux courses.
Vivement cet après-midi, j'aurai fini ma journée, je pourrai regarder les nouveautés dans la galerie, croiser mes copines qui vendent de la mode. Et peut-être me trouver le petit haut ou un collant de couleur vive, ma préférence, qui fera sensation, ici entre deux croissants et un expresso.
Retrouvez les textes dans la catégorie (menu de droite) "Femmes & Portraits"
Si vous aviez raté quelques mots :
Demain découvrez une bloggeuse brune ...