Pour une exposition des photographies 'Naturae' de Paolo Gioli qui ouvre à Rome (au Studio Orizzonte via Barberini) le 29 septembre (dans le cadre du Festival Romain de la Photographie; jusqu'au 28 octobre) , j'ai écrit ce texte pour le catalogue (publié en italien et en anglais), dont je publie ici le texte d'origine en français avec l'accord de l'éditeur.
Il n’y a plus d’Enfer.
Plus d’enfer ?
L’Enfer fut, jusqu’en 1969 la section de la Bibliothèque nationale de France où étaient conservés les ouvrages contraires aux bonnes mœurs, livres, gravures et photographies pornographiques et/ou érotiques, selon les définitions de chacun . Mais il n’y a plus grand-chose aujourd’hui qui puisse être décrété contraire aux bonnes mœurs, plus grand-chose qui choque, même si une certaine censure conservatrice militante est encore parfois aux aguets. Le sexe est devenu aujourd’hui quasiment un objet de consommation courante ; et les sexes, masculin ou féminin, sont visibles partout ou presque, sans faire ciller ni hurler quiconque ou presque. À des apparitions discrètes, cachées ou dissimulées derrière des prétextes artistico-historiques, a succédé une omniprésence affirmée sans complexes. Le sexe (féminin, car ici nous ne parlerons plus guère que de lui) a été de tout temps l’objet de célébrations, d’hommages, de glorifications. Et, d’abord, il a été nommé ; de l’Arétin à Brassens (et aussi avant, et aussi depuis) il a reçu des noms poétiques et des noms vulgaires, des noms tendres et des noms insultants. On a inventé, pour le désigner, l’adorer ou le chanter, les plus belles périphrases et les pires crudités. Il a été au sommet, au centre plutôt, de l’art du blason du corps féminin. La longue liste des noms donnés au sexe féminin se déploie dans nos dictionnaires, résonne dans les cours de récréation de nos écoles et emplit les bas-fonds de nos ports. Il se trouve d’ailleurs que bon nombre de ces noms ont des colorations horticoles, florales, végétales, agricoles : il est souvent question de jardin (ainsi le jardin clos du Cantique des Cantiques), de labour, de buisson (voire même de buisson ardent), ou de bourgeon (tumescent, évidemment). Nos poètes et nos voyous, qui sont parfois les mêmes, n’ont jamais manqué d’imagination en la matière.
De plus, non content de le nommer, on le montre, on le dessine, on le peint, on le sculpte. L’histoire de la représentation du sexe féminin commence sans doute avec la représentation symbolique des déesses-mères préhistoriques dotées d’une simple fente au centre d’un triangle. Elle continue avec l’image pudique et lisse, comme idéalisée, que les sculpteurs antiques donnent du sexe des déesses comme des mortelles. Après l’éclipse médiévale, les peintres des temps modernes reviennent à cette représentation à l’antique, assez conforme à l’anatomie, mais toujours épilée sous l’emprise du tabou de représentation des poils pubiens. Les premières représentations réalistes que je connaisse (en Occident tout du moins, car on en trouve bien plus tôt au Japon, loin du puritanisme judéo-chrétien) sont celles d’un dessinateur d’architecture visionnaire de la fin du XVIIIème siècle, Jean-Jacques Lequeu, qui, quand ses relevés d’édifice lui en laissaient le loisir, a commis d’étonnantes ‘Figures lascives’ dont la précision anatomique n’a rien à envier aux planches d’un dictionnaire médical. C’est à partir du milieu du XIXème que le réalisme triomphe en la matière : nombreux furent alors les artistes qui, délivrés de tout complexe, s’adonnèrent avec bonheur à la glorification de la vulve, et, avec Courbet, Rodin, Schiele, Klimt et bien d’autres jusqu’à nos jours, s’écrit alors un nouveau chapitre de l’histoire de la représentation du sexe féminin.
Mais venons-en sans plus tarder aux femmes, à leurs sexes. Ce sont des femmes bien en chair que l’on voit là, modèles occasionnels, paysannes ou ouvrières de la plaine du Pô, dont on ne sait trop deviner l’âge, adolescentes ou femmes mûres, à la cuisse ronde, dont la blancheur des chairs émerge de l’ombre. Parfois la matière même de la photographie semble créer un effet humide, rendre la chair moite, perlée, au point de désirer la toucher, mais ce n’est là qu’illusion photographique, que mirage. On croit deviner des veinules, des marbrures de la chair, mais leur disposition surprend, semble artificielle : c’est qu’il s’agit en fait de l’empreinte des doigts du photographe sur la pellicule Polaroïd, de la réaction chimique de sa peau, de sa sueur avec les sels photographiques. On voit aussi des coulures jaunes, des stries orangées : ce ne sont pas des humeurs femelles qui auraient taché la pellicule, comme on pourrait d’abord le croire, mais ce sont des traces de l’assemblage de plusieurs feuilles photographiques une fois découpées. Là encore, la main du photographe est présente.
Ces femmes ne sont pas des déesses ni des nymphes sylvestres (d’ailleurs regarder une déesse ainsi dénudée nous aurait exposés, tel Actéon, aux plus grands dangers), ce sont des femmes ordinaires, au corps pas toujours parfait : le gros plan trahit ici ou là de petites irritations rouges de la peau, des traces d’épilation incomplète. Mais notre regard les rend belles, et attirantes. D’elles nous ne voyons ni la tête, ni les seins, ni les mains, ni les pieds, seulement le giron du nombril aux cuisses, avec, au centre, le sexe. Pas d’yeux, pas de regard en réponse au nôtre. Nous ne saurons rien d’elles, de leurs histoires, de leurs joies ou de leurs fardeaux, de leurs personnalités, nous voyons seulement leur chair, leur peau, leurs poils, leur vulve, répétée vingt-cinq fois, toujours identique et toujours différente. Car chacune est différente. Les plus jeunes, croit-on deviner, présentent des sexes entièrement épilés, enfantins et brutaux à la fois, évidents, trop évidents ; leurs mères ou leurs sœurs ainées exhibent des pilosités noires, frisées, fournies ou étiques, qui détournent d’emblée le regard d’une fixation immédiate sur leurs lèvres. Et à l’arrière-plan, toujours, le noir mystérieux de l’entrejambe.
C’est sur ce fond noir que se détachent les fleurs. Fleurs étranges s’il en est, que le botaniste le plus averti peine à reconnaître ; on devine ici la fleur d’un lys, royale, et là le pétale d’un anthurium, tropical. Y aurait-il aussi ce type d’iris qui se nomme, en latin, Hermodactylus tuberosus, le doigt d’Hermès, dont Paul-Armand Gette, artiste féru de botanique et de corps féminins, a fait ses délices ? Je ne le crois pas ; un doigt d’Hermès (ou de Mercure, plutôt) aurait pourtant été tout à fait pertinent pour titiller le sexe d’une jeune Italienne. La plupart des fleurs sont méconnaissables, impossibles à identifier : ce sont des chimères botaniques, des fleurs composées par l’artiste (à moins que ce ne soit par le modèle elle-même ?) assemblant comme un alchimiste végétal bribe de l’une et tige de l’autre, créant ainsi des monstres de la nature que nul n’a jamais vus ailleurs. Certaines fleurs sont à peine visibles, émergeant à demi de la pénombre, d’autres s’exhibent fièrement. Il y a là des fleurs pointues, qu’on devine dures, tendues, violentes, péniennes, et d’autres rondes, douces, tendres, ouvertes, qui offrent délicatement leur pistil au creux d’une corolle accueillante. L’ombre d’un pistil rouge et luisant comme un sexe de chien en rut se projette sur une cuisse, y dessinant comme un signe de possession diabolique, comme une marque de propriétaire. Mais aucune fleur ici n’est violente ni agressive, il n’y a pas d’épines de rose qui auraient fait jaillir une gouttelette de sang perlé, pas de fleurs vénéneuses, ni carnivores : serait-ce parce qu’elles auraient pu faire naître un dangereux fantasme de vagina dentata ?
Suite du texte demain.