Magazine Culture
Il est l'or, mon senior. - William Gaddis - JR (Plon, 2011 - trad. Marc Cholodenko) par Antonio Werli
Par Fric Frac Club
Y a-t-il de meilleures conditions pour lire JR de William Gaddis qu'un bon petit trajet ferroviaire quotidien d'une heure aller-retour qui vous emmène du dodo au boulot et du boulot au dodo, alternativement, traversant et traversé par : 1/ un fragment de classe (variable à chaque trajet) d'ados tarés et fatigués, au parler vernaculaire, et aux discussions hautement incarnées (émois des sens et scatologie poussive) et pleines d'esprit (la torche de la veille, tel le flambeau olympique brandi de la civilisation contemporaine) 2/ une paire voire une grappe d'hommes d'affaires, sortant-entrant à la station-aéroport-international, entremêlant leurs conversations mobiles et techniques 3/ des touristes nationaux ou internationaux aux exclamations exotiques et plates 4/ des sonneries et bruits de machinerie (téléphonie, musique baladeuse rythmée à et par celle du train, déjections corporelles diverses) 5/ la voix hologrammatique de la locomotive et le sifflet-larsen de la porte automatique à double-battants 6/ les contrôleurs, rares mais intransigeants, dont l'apparition sonore recouvre de leur autorité tout bruit de fond, jusqu'au bruit du livre lui-même. Il y a évidemment de meilleures conditions pour lire JR — il faudrait dire de moins pires —, mais il n'y a que rarement de meilleures conditions pour saisir le brouhaha échappé du fort volume (sonore et sonique), pour écouter le bordel-babel de signes qui se déploie sur cet espace gigantesque de papel (13,7 x 22,3 x 1060 = 323 840,6 cm² noircis à la typographie sans sauts de paragraphes ou de pages, sans sections ou chapitrage), pour tenter d'entendre la vibration harmonique d'une corde au moins de la pelote énorme de cables qui ne cessent du début à la fin d'être à la fois un montage en mayonnaise et une mise en capilotade !
Que se passe-t-il avec ce roman ? On n'a à peine besoin d'appareillage critique* pour le sentir, de prime abord. L'expérience de la lecture se suffit à elle-même et comme le disait ce bon vieux McLuhan, the medium is the message. Dans notre cas, oui, le médium est le message, et heureusement, beaucoup beaucoup plus : JR, s'il est le vaste et excessif tableau sonore du monde de l'ère des médias et de la société de communication (de laquelle découlent télématique, système bancaire, intelligence artificielle...), est aussi la forme parfaite (dans ce qu'elle a d'aventureuse et de vertueuse) que le roman tend à prendre dans un monde où l'on a pu croire (et l'on croit encore, avec cette profusion d'écrans et d'icônes) que l'image régnait, constat illusoire démontré quotidiennement par le langage et la rhétorique du simulacre... L'image, grand abord des Reconnaissances (premier roman de Gaddis, paru en 1955 et en France en 1973), embarquant avec lui la multitude de questions essentielles qui portent sur la voie alchimique — quête des origines, quête de l'origine, quête de l'or symbolique, quête de l'or tout court —, s'avère finalement appartenir à un autre temps, séparé du nôtre (à l'instar du Paradiso de Lezama Lima) et disparaître derrière le baroud final de ce premier roman où l'explosion démesurée d'un orgue dans une petite église intervient comme pour rendre assourdissant et inintelligible l'une des plus immenses entreprises romanesques de la seconde moitié du XXe siècle. L'image semblait régner dans un espace et un temps où le vacarme de son explosion s'est substitué..
Il aura fallu attendre vingt ans pour que William Gaddis donne le change. JR est paru aux Etats-Unis en 1975, et sa traduction française en 1993, qui a longtemps depuis attendu de sortir de l'antichambre de la rupture non-provisoire. Et comme pour suivre le mouvement qui pousse Les Reconnaissances, vraie peinture fausse du désenchantement du monde et de la tentative de sa reconquête, dont le programme est dans le titre, mouvement qui va des deux héros principaux, du peintre (Wyatt) au musicien (Stanley) — et donc de l'image au son —, JR devient le roman du bruit et du son, brouillage et saturation euphorique et réenchantée (reconnue, donc) de la vérité du temps présent, gagnant toujours plus sur la capitalisation des actions de l'empire de la communication puisqu'il anticipe tout de même de trente ans le devenir de l'héritage de Gutenberg et la tradition de l'écrit : lire JR aujourd'hui est en fait plus facile qu'il y a vingt ou trente ans, lire JR aujourd'hui ne posera aucun problème au lecteur des écritures de l'ère du zapping et de l'aire du tweet, du post et du com — là où Les Reconnaissances nécessite un lecteur d'un autre siècle, silencieux, intime, qui admettait que la substance scripturale écrasait la voix. Mais lire JR aujourd'hui rappelle aussi que lire est une expérience physique intense, nécessitant attention et concentration ; bien qu'au fond, intense est aussi la lecture à fragmentation multiple et instantanée que proposent mon mur facebook, ma messagerie numérique, mon panier de SMS. Alors, s'il y a bien une ère qui doit s'ouvrir au tournant du XXIe siècle avec ses bonds technologiques, avec ses changements d'habitus, avec l'amplification radicale des idéaux portés et imposés par la société occidentale (dont un mot peut joliment résumer l'affaire : money), avec la dématérialisation des paroles, des signes, des sens et des sous, c'est celle que hurle à saturation JR qui nous parle toujours plus directement de qui nous sommes, où nous allons et comment nous y allons. Et la quête alchimique des Reconnaissances se retrouve dans le premier mot de JR prononcée par « une voix qui crissait » avec cette question dont on ne sait exactement quelle inflexion elle porte : « De l'argent... ? »
Ainsi, c'est d'argent dont parle JR sous cette saturation communicante. Ce bon vieil argent, maître du temps et incarnation du pouvoir, gouverneur absolu des passions humaines et directeur insatiable des sociétés (entendre le mot dans son sens large : famille, groupe d'amis, communauté, équipe professionnelle, société commerciale, ville, nation...). L'argent appartient aux puissants, mais la leçon de JR est qu'il est accessible aux enfants de onze ans. Le jeu en vaut la chandelle ; et la mèche est courte. JR (« Junior ») Vansant, jeune gars roublard de la sixième J, la classe de Mme Joubert, parvient à construire un empire hallucinant et absurde à partir de spéculations hystériques sur des prospectus publicitaires et depuis des cabines téléphoniques. Le système le permet, puisqu'il est un circuit labyrinthique de milliers de câbles téléphoniques, d'ordres télématiques, d'ordinateurs en réseaux, de flux de paroles s'entre-coupants, de lettres de change : le système garde une place au frais pour le gamin — un peu comme dans Wargame où un petit joueur de hacker adolescent manque déclencher la troisième guerre mondiale. Un embrouillamini de ficelles infinies, une toile qui permet toutes les potentialités, même les plus délirantes ; mais l'entropie grandissante a la conséquence d'un trou noir et le système sait ses propres limites. Le dernier mot lancé à la face du lecteur — « Hé ? Vous écoutez... ? » — vient pulvériser l'univers de mille pages traversées pour rappeler encore une fois la solitude de l'homme moderne et la vacuité derrière les apparences et toute chose que l'on peut acheter — sans parler de vanité. Peut-être aussi que le monde des adultes a un peu de mal à se focaliser sur celui des enfants... Peut-être aussi qu'il s'agit simplement de l'écho du fracas final des Reconnaissances. Mais le roman est là, d'une densité et d'une consistance rarement égalée et c'est tout le paradoxe de l'art que d'avoir non seulement la prétention de dire l'inénarrable, surtout de le faire entendre ! L'art est un jeu d'enfant, et sa vanité nous est indispensable.
Aussi, JR ne se résume pas simplement à une histoire d'ascension et de chute d'un empire capitaliste et du système qui l'engendre et le supporte, ni à sa critique tranchante et toujours humoristique. JR poursuit l'immense travail entamé par Les Reconnaissances et poursuivi ensuite par Gothique Charpentier, Le Dernier Acte et le posthume Agonie d'Agapè : une oeuvre débordant toute classification et toute contrainte, une œuvre dont l'ensemble des enjeux et des intentions va continuer à nous échapper et nous dépasser car Gaddis a la trempe de l'écrivain démiurge et génial, d'une témérité et d'une lucidité inestimable, sans parler de son érudition et de sa malice — ouais ouais, comme Rabelais, Cervantes, Flaubert, Melville, Lezama, Gadda et la grande famille des gars qui jouent à l'étoile filante perpétuelle dans les cieux si banalisés de la littérature. Mais oui, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise de plus ? que le livre est essentiellement écrit sous forme de dialogues supprimant la plupart des repères narratifs habituels (le temps s'écoule le long des phrases, bribes, mots, monologues prononcés par tout émetteur et l'espace est celui qui est dessinée par ces voix) ? qu'il y a plus d'une centaine de personnages dont certains deviendront familiers et d'autres à peine entraperçus ? qu'il est idiot de vouloir répertorier tous les micro-récits qui forment le corps de l'ensemble, d'ailleurs à quoi bon un « résumé » ? que toutes ces voix possèdent leurs caractéristiques propres et donnent plus corps aux personnages et sens aux situations que n'importe quelle description ? qu'en plus de la communication, de l'argent et de l'art, ça cause d'un milliard de choses toutes aussi intéressantes et essentielles les unes que les autres ? qu'on se fend la poire du début jusqu'à la fin ? que c'est beaucoup mieux que Dallas ? que j'aurais pu écrire un papier mieux ordonné et plus didactique ? que j'en suis à peine à 350 pages au moment où j'écris ces lignes et que je me dis qu'il faut avoir une force de titan pour faire un authentique papier sérieux sur ce roman, une énergie qui ne surmontera certainement jamais celle que l'auteur a employée à l'édification de son oeuvre, énergie éminemment atomique et sonique, dont l'onde de choc risque de marquer encore longtemps celui qui en reçoit les répercussions. Alors :
HÉ ? VOUS ECOUTEZ... ?
* On pourra toujours lire l'essai de Brigitte Félix paru chez Belin en 1997 dans l'excellente collection « Voix américaines », intitulé William Gaddis ; comme les pages que lui consacrent Marc Chénetier dans Au-delà du soupçon : la nouvelle fiction américaine de 1960 à nos jours (Seuil, 1989) et Pierre-Yves Pétillon dans Histoire de la littérature américaine 1939-1989 (Fayard, 1992).