On est allés
sous des ponts, à l’aplomb des piles robustes, dans l’ombre du tablier là où l’espace
se resserre sur quelques mètres de terre battue. Le temps était zébré du
passage des voitures, on y grattait des signes sur le béton ou dans la terre en
fumant incognito alors que nos corps courbaient le sol autour de quelques mots.
On a fréquenté des plages qu’on disait le bout du monde entre les rochers des
digues à coincer des bouteilles cul dans l’eau qu’on décapsulait au briquet. Les
crabes nous regardaient en coin, on en attrapait une et on buvait le ciel. Aussi
les grottes qu’on faisait dans la nuit à brûler des palettes sur le sable
humide, couchés dans nos blousons. Le silence faisait une voûte à trois mètres de
nos rires. Et puis on a glissé nos mains dans des poches arrières, nos regards
dans d’autres échancrures. On a occupé des chambres. On collait nos posters à
en faire les crânes de nos rêves d’alors. On regardait passer les heures et on
repliait les jambes sur l’instant. C’est dire ce qu’on était au monde. Après son
livre sur la philosophie baroque et le pli, Deleuze avait reçu des lettres de surfeurs
lui disant comme c’était ça pour eux à traverser des paysages dans leurs vans,
planches sur le toit, rideaux s’agitant aux fenêtres pour aller dans les vagues :
se glisser dans les plis du monde. On bâtissait des choses immenses en peu de
gestes : des lieux du monde à l’écart du monde. Notre place sur l’étendue.
On s’abritait dans les géométries que dessinent les étoiles quand on les relie
entre elles par-dessus un visage qui vous regarde de près. Et puis on nouait
nos doigts. On basculait le ciel.
Moi j’avais l’impression
vendredi que l’intervention des Frères Chapuisat au Centre Culturel Suisse
recréait ces petits creux en remplissant l’espace de ces formes sombres
imbriquées comme s’imbriquent les modules « acropodes » des digues de
béton. On avait cette évidence là qui prenait toute la place, des formes
mystérieuses, évidentes et mystiques. On pouvait s’y glisser entre, jouer de ce
jeu entre les ombres et découvrir le dedans des formes mêmes où se coincer pour
écouter les bruits du monde. J’avais cette phrase de Strinberg : « quand
l’homme s’aperçoit que la société en échange de petits avantages prétend à une
dure soumission… alors il se retire dans la nature, dans le paysage ».
Les éléments, du 16/09 au 18/12 2011, centre culturel Suisse, Paris.