En France, la propriété schizophrénique de la mathématique est exploitée à travers ce qui est connu comme l' « impérialisme des mathématiques » : dans la claire conviction que les mathématiques ne servent strictement à rien, on en fait les pré-requis pour toutes sortes de filières, on les utilise comme opérateur universel de sélection, et pour commencer, on définit à partir de la compétence en mathématiques au lycée la seule option du baccalauréat où tout le monde est obligé de travailler et ou règne déjà une atmosphère du type classe préparatoire, dès la classe de première (l'option S). Cette mathématique vide et dénuée de sens culturel général est donc en même temps prise comme une sorte de ciment culturel de l'école. Tout cela, en même temps, n'est pas seulement un échafaudage inessentiel et rusé, par le biais duquel l'idéologie sociale travestit le réel. L'enseignement des mathématiques dévoile par excellence la structure archaïque de l'école : il s'agit de transmettre des contenus qui ne sont pas déjà possédés et dont le désir n'est pas déjà donné, même si la disposition humaine à les apprendre, les comprendre et les assimiler est parfaite. La cellule dramatique élémentaire de l'enseignement ne peut être que l'écoute confiante de la parole magistrale. Et les figures imposées de l'entraînement scolastique sont ce qui maintient le pacte et l'espoir tant que la domination souve raine de ce qu'il s'agit de transmettre n'est pas acquise. Qu'à travers toutes les réformes et toutes les mutations pédagogiques, en dépit des meilleures intentions humanistes, on retrouve toujours la substructure scolastique, n'est pas chose que l'on devrait déplorer : l'option humaniste devrait se définir comme le souhait d'un aménagement interne de la forme scolastique, et pas comme sa suppression. Dans le cas de la “ crise des maths modernes ”, ce qui a manqué, pour juger sereinement de l'évolution qui était tentée, notamment relativement à l'alternative humanisme - scolastique, c'est la compréhension de la profonde signification culturelle de la mathématique. Bien qu'elle soit en effet coupée du monde, et installée dans un retrait schizophrénique, la mathématique est la tradition de la pensée rigoureuse du multiple, de l'infini, du continu, de l'espace, du calcul, de la preuve, thèmes insaisissables à propos desquelles elle a conçu toute une forêt scintillante de notions et d'énigmes. La culture aurait beaucoup à gagner à compter avec cette littérature fabuleuse, et à laisser retentir tout le long de ses domaines les vues fulgurantes et les idées en provenance de la région mathématique : la coupure qui met à part la mathématique est aussi ce qui la rend apte à aider au façonnement de tous les mondes imaginaires, puisqu'elle n'est inféodée à aucun trait, ni de détail ni de structure, du monde réel tel qu'il est observé et expérimenté. Envisagées de cette manière, les mathématiques deviennent un lieu exemplaire manifestant la solidarité profonde entre culture scolaire et culture, entre la forme rigoureuse de l'école et l'exaltation de la “ vie avec la pensée ”.
Les mathématiques, la question scolaire et la culture.
Jean-Michel Salanski Université Paris X Nanterre
Publié dans La crise de la culture scolaire PUF