Un ânier du Caire possédait une vingtaine d’ânes et autant d’esclaves, qu’il employait à conduire les ânes. Il jouissait d’une grande popularité dans la ville à cause de sa jolie figure, de la propreté et des bonnes manières de ces ânes. Il n’y avait pas de bonne partie de campagne sans les ânes de Sidi, et il fallait se faire inscrire longtemps à l’avance pour être sûr de les avoir. Aussi l’ânier faisait-il rapidement fortune, et il eût été heureux sans son coquin de fils.
Ahmed ben Sidi, avait deux grands défauts : il était sot et méchant ; tous les jours son père se voyait obligé de le corriger pour quelque méfait ou quelque bêtise ; il prenait alors la houssine qui lui servait à dresser les ânes et qui servait aussi pour faire entrer dans la dure cervelle d’Ahmed quelques grains de bon sens et de raison. Il ne manquait pas aussi de citer en exemple un de ses ânes, le doyen de la troupe, un âne aussi remarquable par son intelligence que par sa conduite exemplaire. Cela humiliait beaucoup Ahmed ben Sidi, qui ne pouvait souffrir qu’on lui donnât pour modèle à suivre un quadrupède, et qu’on crût lui faire beaucoup d’honneur en lui disant qu’il n’était pas même capable de faire des âneries, j’entends des âneries comme celles qu’exécutait avec tant d’adresses et de talent le doyen des ânes de la troupe.
Cet âne, à raison de ses rares qualités, avait reçu le nom de Suleyman, c’est-à-dire Salomon, qui est pour les Orientaux le type de la science et de la sagesse. Toutes les fois qu’on venait demander à Sidi sa troupe d’animaux pour transporter à la campagne une famille et ses provisions, il ajoutait :
- Mettez Suleyman à la tête de la caravane et rapportez-vous-en à lui. Ses camarades le regardent comme le chef, ils prennent leur alignement sur lui, et ils ne feraient pas une coudée de chemin de plus ou de moins que lui. Et soignez bien mon Suleyman.
L’on pense bien qu’Ahmed avait Suleyman en grippe, et qu’il cherchait de tous côtés l’occasion de le tourmenter. Suleyman était trop fin pour ne pas s’en apercevoir et trop bon pour s’en plaindre, ce qui lui eût été facile, car il suppléait à la parole par les gestes et la physionomie.
Un jour le grand vizir calife envoya un esclave à Sidi pour le prévenir que le lendemain il eût à se tenir prêt avec ses ânes et leurs conducteurs et à se présenter à la porte du palais. Sidi en recevant cet ordre s’inclina jusqu’à terre devant l’envoyé de Sa Seigneurie, et promit d’être exact. Ensuite il se rendit à l’écurie, et veilla à ce que tout fût prêt pour envoyer les ânes au palais ; il prépara les selles, inspecta minutieusement les harnais, puis appelant son fils, il lui dit :
- Ahmed, tu sais que c’est toujours moi qui conduis les ânes, quand les grands seigneurs de la cour viennent me les demander ; ils me paient généreusement, et par-dessus le marché ils me font de magnifiques promesses. Aujourd’hui, je veux te donner l’occasion de mettre à profit leur bienveillance.
- Merci, papa, dit Ahmed avec empressement, car il avait entrevu le moyen de se venger de son ennemi, de Suleyman.
- Tu conduiras donc la troupe d’ânes, et j’espère que tu sauras te conduire de manière à attirer sur toi la bienveillance du grand vizir. La place de portier de son palais va devenir vacante, et peut-être pourrais-je la demander pour toi, alors ta fortune sera faite. Les vizirs passent et les portiers restent.
Ahmed, au lieu de penser à sa fortune et à la place de portier, se remit à penser à sa vengeance. Dès que son père se fut éloigné, il alla chez le sorcier, et lui demanda une drogue malfaisante qui produirait des accès de fureur et des convulsions. Le lendemain il la mêla adroitement à l’avoine de Suleyman, qui avala cette drogue sans se douter de rien, tout Suleyman qu’il était.
Le vizir le trouva si beau qu’il le voulut monter. Pendant les premières heures de la promenade, tout se passa bien, car la drogue ne faisait effet que lentement. Tout à coup, au moment où Suleyman, chargé de son précieux fardeau, passait près d’un canal, sa tête se troubla, sa cervelle s’alluma, et tendant comme un ressort ses jarrets vigoureux, il lança le vizir la tête la première dans le canal.
Heureusement, le fond était capitonné d’une épaisse couche d’herbes et de vase, et le vizir ne se fit aucun mal ; il en fut quitte pour prendre un bain d’eau sale et en avaler plusieurs gorgées qui lui donnèrent un violent mal au cœur. S’étant dépêtré lui-même de cette fâcheuse situation, et étant remonté sur la berge, il cria d’une voix tonnante :
- Qu’on empoigne cet imbécile, qu’on l’attache solidement et qu’on lui donne cinquante coups de bâton sur la plante des pieds !
- Mais, seigneur, dit Ahmed, ce n’est pas moi, c’est l’âne qui vous a jeté à l’eau.
- Âne toi-même ! Dit le vizir encore plus furieux de cette sotte réponse. Est-ce que tu crois que je vais punir un âne pour la bêtise de son conducteur ? Si tu lui avais donné du foin au lieu d’avoine, il n’aurait pas eu cette crise. Qu’on se dépêche de traiter cet imbécile comme je l’ai commandé.
Il fallut bien qu’Ahmed se résignât. L’opération fut exécutée d’une manière si consciencieuse, que le jeune homme était incapable de se tenir sur ses pieds ; aussi dut-on le mettre en travers sur le dos de Suleyman, qui était redevenu tout à fait tranquille.
Puis, le vizir étant allé changer de costume, revint rejoindre le cortège, et prit un autre âne pendant que Suleyman rentrait chez son maître, rapportant Ahmed à moitié évanoui.
Quand il eut été pansé,, il raconta à son père ce qui lui était arrivé, en ayant soin de ne rien dire du tour qu’il avait voulu jouer. Mais son père le devina et lui dit :
- Tu auras donné à l’âne quelque plante malfaisante. Tu en es capable, et tu n’as pas volé le traitement qu’on t’a infligé. Heureusement, le vizir est un excellent homme, et sa colère en restera là, surtout quand je serai allé lui faire des excuses. Quant à la place de portier à laquelle je songeais pour toi, assurément il serait plus raisonnable de la demander pour Suleyman.
M. BERTAUT