En faisant retour sur l’un des billets précédents dans ce carnet, «La théodicée revisitée», j’ai fait une découverte philosophique importante que je m’empresse de vous communiquer.
Comme je l’ai mentionné dans le billet en question, je suis étonné que, dans son texte «Les théodicées» , Normand Baillargeon préfère parler du «problème de la souffrance» plutôt que du «problème du mal». Ce choix n’est pas anodin. Mon hypothèse est que Baillargeon veut éviter d’entrer dans les débats métaphysiques concernant la nature du «bien et du mal», cherchant plutôt à évoquer la réalité empirique de la souffrance que tout le monde admet volontiers.
Or, l’argument classique de l’existence du mal, apparemment incompatible avec l’existence de Dieu, admet en effet dans l’une de ses prémisses, la réalité du mal. Prenons le tour de l’argument classique que lui a donné le philosophe britannique John Leslie Mackie (1917-1981) dans son fameux article paru dans la revue savante, Mind, en 1955. (Traduction française «Le mal et la toute-puissance», in C. Michon et R. Pouivet, dir., Philosophie de la religion, Approches contemporaines, Vrin, 2010, p 215-234.) Cinq prémisses sont nécessaires.
(1) Un être tout-puissant et parfaitement bon (Dieu) existe.
(2) Or, le mal existe.
(3) Or, un être parfaitement bon fera tout en son pouvoir pour éliminer le mal.
(4) Un être tout-puissant est en mesure d’éliminer le mal.
(5) En vertu de la prémisse (2), et considérant (3) et (4), (1) doit être faux.
Ma «découverte» consiste simplement à observer que l’argument de Mackie fait appel à une conception «robuste» ou «substantielle» de la réalité du mal (et du bien). (Les Anglais parlent d’une conception «thick», épaisse, de la morale.) En d’autres termes, Mackie endosse dans son argument une conception «réaliste» de la morale, et non pas «anti-réaliste». Le réalisme moral, on le sait, affirme que le bien et le mal ont une réalité indépendante de nous, de nos jugements de valeurs en particulier. Au contraire, pour un adepte de l’anti-réalisme, nos conceptions du bien et du mal n’ont pas de correspondance dans la réalité ; elles n’ont de réalité qu’en nous-mêmes. David Hume est sans doute le philosophe qui, en matière de moralité, a soutenu avec le plus de vigueur l’antiréalisme moral. On rappellera ici ce fameux passage tiré du Traité de la nature humaine.
Prenez une action reconnue comme vicieuse : un meurtre prémédité, par exemple. Examinez-la sous tous les aspects et voyez si vous pouvez découvrir ce point de fait, cette existence réelle que vous appelez vice. De quelque manière que vous la preniez, vous trouvez seulement certaines passions, certains motifs, certaines volitions et certaines pensées. Il n'y a pas d'autre fait dans ce cas. Le vice vous échappe entièrement tant que vous considérez l'objet. Vous ne pouvez le trouver jusqu'au moment où vous tournez votre réflexion sur votre propre cœur et découvrez un sentiment de désapprobation qui naît en vous contre cette action. (Traité de la nature humaine (1739), Livre III, Première partie, section 1.)
Or, Mackie a toujours défendu une conception antiréaliste de la morale, en particulier dans son essai Ethics. Inventing Right and Wrong (1997) une conception sceptique ou subjectiviste quant aux valeurs, une conception issue directement du subjectivisme moral de Hume. En fait, Mackie soutient ce qu’il a appelé une «théorie de l’erreur» (error theory) touchant les valeurs suivant laquelle le bien et le mal ne sont pas des réalités objectives existant en dehors de nous, c-à-d en dehors de nos esprits. De sorte que dire par exemple : «Les nazis ont commis des atrocités contre les juifs et l’humanité», est faux, selon Mackie, au sens où l’énoncé précédent ne décrit pas une réalité malveillante – les «atrocités» nazis contre les juifs - car, comme le disait jadis Hume, la soi-disante «réalité malveillante» n’a aucune espèce d’existence objective en dehors de nos consciences - de nos «passions».
Il s’ensuit que, selon l’antiréalisme moral de Mackie, la prémisse (2) dans l'argument de Mackie est certainement fausse - de même que la prémisse (1). De sorte que, l’antiréalisme moral de Mackie rend d’emblée impossible son argument contre l'existence de Dieu à partir de la réalité du mal.
En somme, l’argument classique contre l’existence de Dieu en partant de la réalité du mal présuppose l’admission au préalable du réalisme moral. Et c’est ici que nous pouvons comprendre la préférence de Baillargeon pour la «réalité de la souffrance» plutôt que celle du «mal». En effet, la souffrance n’est-elle pas une «réalité» personnelle, subjective? Évidemment, la «réalité» contraire de la souffrance, sera le plaisir ou, à tout le moins, comme chez Épicure, l’absence de souffrance.
Il est remarquable que tous les adeptes de l’argument contre l’existence de Dieu à partir du mal, sont tous adeptes du subjectivisme moral. Bertrand Russell, lui-même, le libre-penseur par excellence, l’athée passionné, l’icône du philosophe selon Baillargeon, fut lui aussi un partisan du subjectivisme moral tel qu’il le défend dans, par exemple, Science et religion (1935). Russell écrit en effet :
Quand un homme dit : « Ceci est bon en soi », il paraît affirmer un fait, tout comme s’il disait : «Ceci est carré » ou « Ceci est sucré ». Je pense que c’est là une erreur. Je pense qu’il veut dire en réalité: « Je souhaite que tout le monde désire ceci », ou plutôt:« Puisse tout le monde désirer ceci ». Si l’on interprète ses paroles comme une affirmation, il s’agit seulement de l’affirmation de son désir personnel… La théorie que je viens de présenter est une des formes de la doctrine dite de la “subjectivité” des valeurs.
Pour un adepte du subjectivisme des valeurs, le problème de l’existence de mal et de l’existence de Dieu ne se pose donc tout simplement pas parce que, pour lui, le mal n’a d’autre existence qu’en nous, de sorte que lorsque nous cessons d’exister, le mal disparaît.
Toutefois, pour moi, c-à-d pour un partisan comme moi du réalisme des valeurs, le problème du mal et de sa coexistence avec Dieu se pose avec acuité. Il est très sérieux. Or, j’ai montré, dans mon billet précédent, que le mal n’a pas de réalité en lui-même puisqu’il est celle du bien dégradé. De plus, Dieu comme créateur de tout bien, n’est pas l’auteur du mal, puisqu’il ne peut être l’auteur de ce qui n’est pas.
Dans un prochain billet, je montrerai qu’on peut être antiréaliste tout en éliminant le problème du mal. C’est la «théorie de la motivation divine» développée par la philosophe américaine, Linda Trinkaus Zagzebski, dans son essai Divine Motivation Theory (Cambridge, 2004).