Feu rouge. Le couple freine brusquement. Derrière eux, l'adolescent au volant freine trop tard et percute leur voiture. Il sort de sa BMW, son pote derrière lui sort d'une Audi aux fausses plaques. A eux deux, ils roustent le couple sous les yeux de leur fils. Les passants s'attroupent. L'adolescent leur crie: "qui va oser appeler les flics?" (我看你们谁敢高110!)
L'adolescent a 15 ans; son père, Li Shuangjiang (李双江), que tous les Chinois connaissent, est un général célèbre comme chanteur (de chants patriotiques s'entend). Un homme, en somme, qui tire la perdrix comme la chansonnette.
La photo qu'on retrouve partout: Li Shuangjiang, avec sa femme et son doux rejeton
L'incident n'a rien de nouveau. En octobre dernier (l'automne est-il propice à l'arrogance?), je vous parlais de Li Gang, le fils d'un officiel de la police chinoise, qui au volant de sa Volkswagen (je crois) avait renversé deux jeunes filles, tuant l'une et blessant l'autre. Il s'était alors écrié: "si t'as un problème, t'as qu'à faire un rapport" (你有本事,你去报告), puis une phrase devenue mythique: "mon père, c'est Li Gang" (我爸是李刚).
Même protagoniste: un "fils de". Même violence, verbale ou physique. Même sentiment d'impunité. Et surtout, même réaction virale et virulente sur la Toile: l'internet s'enflamme contre l'injustice de la justice.
Dans les blogs parfois emportés, parfois rationnels, des internautes chinois, je retrouve la même exaspération vis-à-vis du "deux poids, deux mesures": de quel droit les "fils de riches" (富二代) et les "fils de fonctionnaires" (官二代) bénéficient-ils d'un traitement de faveur? Accepter l'inégalité dans un système qui donne sa chance aux meilleurs est une chose; se résigner à l'inégalité dans un système qui maintient les gens en place en est une autre. L'hérédité n'a pas la légitimité de l'excellence.
La Toile chinoise, avec son mélange d'anonymat partiel, d'audace retenue et de dynamique de groupe, témoigne d'un malaise. Ainsi, à la différence du cas Li Gang, la plupart des messages que j'ai lus se montrent nuancés: tout en condamnant le fils et son arrogance, ils prennent soin de rappeler la respect qu'ils portent au père. Précaution oratoire ou réelle admiration? Il demeure que l'opposition est là, criante, entre la "première génération", qui a gagné son succès à l'huile de coude, et la deuxième génération de "fils de papa" qui se dore la pilule en se croyant sortie de la cuisse de Jupiter.
C'est un nœud gordien: pas de solution facile. La première génération n'a aucunement l'intention de renvoyer sa progéniture à la case départ; la (wildienne) classe laborieuse voit la fracture sociale s'agrandir et ses chances de la surmonter partir en fumée.
Quant au gouvernement, il doit garder le soutien des premiers sans s'attirer l'ire des seconds, tout en stimulant la croissance, en créant des emplois, en diminuant la pollution, en tenant la jambe aux dictateurs africains, en jugulant l'inflation, en titillant l'Empire du Soleil Levant, en maintenant l'harmonie heureuse au Tibet et en dégustant son canard laqué à Zhongnanhai. Qu'avait fait Alexandre du nœud gordien?