« Inspiration : Au point de départ, il est question de l’occupation du Sud-Liban par l’armée israélienne. Plus précisément de la prison du Sud-Liban où des milliers de Libanais furent torturés par des bourreaux libanais travaillant à la solde de l’armée israélienne. La plupart des personnes qui sont passées par cette prison sont des femmes, car la technique consistait à torturer les femmes pour les amener à déposer et dénoncer leur mari, fils, père ou frères. Or, ce n’est là que le point de départ, le déclencheur anecdotique du reste, en ce sens que cela ne constitue en rien, ni le thème, ni le fil conducteur du projet. C’est un fait historique qui me plonge dans une tempête émotive, intellectuelle et éthique complexe, tempête qui prend chez moi toute la place. Je me dois d’en parler, question de conscience, de solidarité peut-être, en tout cas, tout bêtement, parce que je n’ai pas envie de parler d’autre chose. Or ne voulant pas, ou ne pouvant pas parler et, à la limite, n’étant pas intéressé à en parler de manière directe, j’ai eu plutôt la pulsion d’en parler de manière sensible. L’événement politique de l’invasion israélienne ne sera donc pas apparent. Il est plus que souterrain, il est en moi, comme un gouffre qui doit se transformer en cri. Le projet, c’est le cri. Ce cri. Cet événement est donc le déclencheur. Un déclencheur sec et brut. Les pays ne seront pas nommés. »Wajdi Mouawad, Document de travail « Approche 01 »
Tirée du quatuor Le sang des promesses dont elle est le deuxième volet, Incendies mêle la petite et la grande Histoire. Construite autour des blessures de la guerre du Liban, – sans ne jamais l’expliciter – Incendies est une réflexion sur la question de l’origine et de l’identité.
« Mais comment tout cela a-t-il commencé ? », Wajdi Mouawad
Son écriture a été en partie inspirée par la rencontre de l’auteur avec Souha Bechara 1, militante libanaise pendant la guerre civile qui a tenté, en 1988, d’assassiner Antoine Lahad, chef des milices chrétiennes du Sud-Liban. Souha Bechara fut alors incarcérée pendant dix années dans une prison clandestine du Sud-Liban placée sous le commandement des milices chrétiennes de l’ALS (Armée du Liban-Sud). Nommée Khiam, ce lieu est chargé de mémoire et rencontre l’histoire des atrocités de la guerre. Le témoignage et le parcours de cette femme (qui a été libérée en 1998) ont beaucoup touché et inspiré Wajdi Mouawad. Il la rencontre dans un petit appartement parisien en 2001. Une rencontre marquante qui ranimera en lui un sentiment de culpabilité de n’avoir pas vécu la guerre et d’en ignorer un pan entier 2.
« Tard dans la soirée, dans la joie de cet instant passé ensemble, Wajdi Mouawad et Souha Bechara quittent l’appartement de Randa Chahal Sabbag pour prendre le métro. Pendant qu’ils attendent sur le quai, ils découvrent qu’ils ont habité le même quartier à Beyrouth. Étrange chemin : nés voisins, séparés par la guerre, pour se retrouver sur le même quai de métro. Il décide alors de lui poser trois questions. Il lui demande ce qu’elle chantait en prison : tout ce qui me passait par la tête, dit-elle, ABBA, par exemple. Il lui demande si elle n’a pas été déçue de ne pas avoir tué Antoine Lahad ; elle répond que cela n’avait au fond aucune importance, ce qui comptait était que tous sachent qu’il pouvait être atteint. Il lui demande alors pourquoi elle a tiré deux balles et non pas une ou le chargeur entier ; elle lui explique que l’une était pour les Libanais, l’autre pour les Palestiniens. » Postface de Charlotte Farcet décrivant la rencontre entre Wajdi Mouawad et Souha Bechara.
À partir de cela, il imagine une histoire autour d’une femme amoureuse, à qui l’on enlève un enfant, et qui entre par la suite en résistance. Arrêtée, emprisonnée et torturée, elle se met à chanter dans sa cellule. On la surnomme alors ‘la femme qui chante’. C’est ici, que commence l’histoire et la tragédie. On y reconnaît l’inspiration de l’histoire de Souha Bechara, mais aussi celle de centaine d’autres Libanais. L’histoire d’Incendies est unique et singulière. On y croise des personnages tourmentés par l’Histoire et par leur histoire – des personnages qui seront par la suite retravaillés collectivement avec les comédiens : Nawal, la femme qui chante, la pute n°72 de la cellule n°7 ; et ses enfants, les jumeaux Jeanne et Simon ou plutôt Jannaane et Sarwane de leur premier prénom.
« JEANNE : En mathématiques, 1 + 1 ne font pas 1,9 ou 2,2. Ils font 2. Que vous y croyiez ou pas, ils font 2. Que vous soyez de bonne humeur ou très malheureux, 1 et 1 font 2. Nous appartenons tous à un polygone, monsieur Lebel. Je croyais connaître ma place à l’intérieur du polygone auquel j’appartiens. Je croyais être ce point qui ne voit que son frère Simon et sa mère Nawal. Aujourd’hui, j’apprends qu’il est possible que du point de vue que j’occupe, je puisse voir aussi mon père ; j’apprends aussi qu’il existe un autre membre à ce polygone, un autre frère. Le graphe de visibilité que j’ai toujours tracé est faux. Quelle est ma place dans le polygone ? Pour trouver, il me faut résoudre une conjecture. Mon père est mort. Ça c’est la conjecture. Tout porte à croire qu’elle est vraie. Mais rien ne la prouve. Je n’ai pas vu son cadavre, pas vu sa tombe. Il se peut, donc, entre 1 et l’infini, que mon père soit vivant. Au revoir monsieur Lebel. »
« NAWAL : […] Nous venons tous deux de la même terre, de la même langue, de la même histoire, et chaque terre, chaque langue, chaque histoire est responsable de son peuple, et chaque peuple est responsable de ses traîtres et de ses héros. Responsable de ses bourreaux et des victimes, responsable de ses victoires et de ses défaites. En ce sens, je suis, moi, responsable de vous et vous, responsable de moi. Nous n’aimions pas la guerre ni la violence, nous avons fait la guerre et avons été violents. À présent, il nous reste encore notre possible dignité. Nous avons échoué en tout, nous pourrions peut-être sauver encore cela : la dignité. Vous parlez comme je vous parle témoigne de ma promesse tenue envers une femme qui un jour me fit comprendre l’importance de s’arracher à la misère : « Apprends à lire, à parler, à écrire, à compter, apprends à penser ».
Une œuvre intense et réaliste, qui traduit les déchirures et les non-dits de la guerre. Sans ne jamais nommer ni les lieux, ni les dates, Wajdi Mouawad semble vouloir s’affranchir de la réalité historique pour n’en garder que la substance. Jamais Wajdi Mouawad n’accuse ou ne prend parti ; il cherche à mettre en perspective les regards et à ouvrir le champ des possibles, se préservant de toute vision manichéenne : « L’œuvre tente donc d’adopter les différents points de vue, en se refusant à la condamnation ou au pardon. Elle témoigne seulement, atteste de chaque existence » 3.
Simon Pochet
1 Avant de rencontrer Souha Bechara, Wajdi Mouawad a d’abord fait la connaissance de deux artistes qui l’ont mis sur la piste de Khiam et de Souha Bechara. Il s’agit de la photographe québécoise Josée Lambert qui a réalisé de nombreux reportages photos sur les détenus du sud-Liban, et notamment de la prison Khiam, et qui a recueilli les témoignages des familles et des détenus, sur les difficiles conditions de détention des prisonniers. C’est également elle qui a rencontré pour la première fois Najat Bechara, la mère de Souha Bechara, rendant visite à sa fille alors encore prisonnière, lors d’un voyage au Sud-Liban en 1995. La deuxième personne rencontrée par Wajdi Mouawad est la cinéaste Randa Chahal Sabbag, libanaise originaire de Tripoli vivant a Paris, décédée en 2008. Auteure de fiction et de documentaires, dont trois longs métrages (Écran de sable, Civilisés et son dernier film Le cerf-volant, récompensé d’un Lion d’argent à la Mostra de Venise en 2003), elle s’est beaucoup intéressée à la guerre civile du Liban notamment dans Pas à pas (1978) mais elle est aussi réalisatrice du film Souha, survivre à l’enfer, qui date de 2000 et retrace la rencontre de Souha Bechara avec d’anciens prisonniers de Khiam dont elle n’avait jamais vu les visages. C’est grâce à Randa Chahal que Wajdi Mouawad rencontre Souha Bechara. 2. Wajdi Mouawad s’est exilé au Québec avec sa famille au début de la guerre civile. 3. Postface d’ »Incendies » de Charlotte Farcet
A propos de Souha Bechara :
Son livre : Résistante, Éditions JC Lattès, 2000 Interview de Souha Béchara, symbole de la résistance libanaise : « Derrière l’ennemi qui te pousse à résister, il y a la vie« »
A propos de Josée Lambert : « On les disait terroristes sous l’occupation du Liban-Sud »,
A propos de ses travaux sur le Liban Sud et sur les prisonniers de Khiam : « Souvenirs du Liban-Sud »
A propos de Randa Chahal Sabbag : « Randa Chahal, Courageous and award-winning Lebanese film-maker ».