« En réalité, aller dans une société de chasseurs-cueilleurs à la fin du xxe siècle suscitait un état d'esprit complexe, et pouvait désorienter. Les prouesses de ces peuples, dans la connaissance de leurs territoires et leur expertise à recueillir ses ressources, étaient bien visibles. Leur histoire orale ajoutait, à leur propre opinion sur leur «abondance originelle», le désespoir qu'ils éprouvaient à voir leurs droits violés. Mais les anthropologues et les autres observateurs extérieurs qui travaillaient ainsi rassemblaient ces faits en sachant qu'ils seraient probablement mal compris. Toutes ces observations passionnantes ne faisaient qu'ébrécher, et encore, les vieux préjugés sur les chasseurs-cueilleurs. C'était comme être un scientifique dans un monde qui refusait la science. Les opposants aux droits et aux réclamations des chasseurs-cueilleurs soutenaient toujours qu'un visiteur chez ces peuples se trouvait bel et bien dans un recoin éloigné, et condamné d'avance, de la préhistoire humaine.
En survolant pour la première fois la côte de la baie d'Hudson, en roulant à travers la forêt boréale subarctique, ou en marchant "ans les dunes du Kalahari, entreprenais-je une forme de voyage dans le temps? Quittais-je ma propre époque pour parcourir le monde d'il y a dix mille ans? Ces paysages de banquise et de toundra, ces vastes étendues de conifères et de lacs, ou encore ce sable, ces acacias et ces rivières à sec qui paraissaient s'étendre à l'infini: était-ce le monde tel qu'il fut, hors du temps, dans sa condition première, avant qu'aucun objet de la modernité - ferme ou ville, fusil ou avion, téléphone ou ordinateur - ait transformé, brisé peut-être, l'esprit humain? En écoutant les voix des peuples dont ces endroits étaient le foyer, entendrais-je le bruit de l'histoire humaine ancienne, la vocalisation, en quelque sorte, de l'éternité? Même à la fin du xxe siècle, y aurait-il donc une chance, en explorant les demeures de l'Arctique, du Subarctique, des déserts ou de l'outback, d'entrer en contact avec les qualités les plus permanentes de l'humanité? Ou bien entreprenais-je des voyages qui saperaient ces idées, et qui rendraient déjà anachroniques les nouvelles découvertes de l'anthropologie ? Tout parcours d'un milieu culturel familier à un autre inconnu suscite un flot d'idées, une certaine crainte, le sentiment d'accomplir un bond. Et s'il se peut que ce voyage soit en fait la rencontre des profondeurs mêmes de l'histoire et de la conscience humaines, l'imagination accomplit une série de bonds encore plus phénoménaux. Ces bonds renferment pourtant une énigme complexe, une sorte de mystère ».HUGH BRODY op.cite (c'est moi qui souligne ici)
Pour l'anthropologue JEAN MICHEA, c'est à travers une matière rare (bois, pierre et os) qu'a lieu la rencontre de l'Esquimau avec son milieu. Parmi les besoins les plus impérieux, parce que quotidiens, manger et se protéger des rigueurs du climat viennent en tête. Manger, cela signifie avant tout manger de la viande, viande qu'il faut d'abord obtenir. C'est ce qu'exprime dans la langue le verbe« manger » : nerrewok, dont la racine se retrouve dans le mot « viande » nerkr: Partout, toutefois, les inuit ont été forcés d'utiliser les mêmes matériaux de base, avec prédominance éventuelle de tel ou tel d'entre eux ; partout les mêmes objets, du moins les plus importants comme le harpon et la lampe, ont été en usage et partout. En créant le kayak, le traîneau, la maison de neige ,la lampe en stéatite ou l'habit de fourrure, l'inuit pouvait soutenir la lutte contre le milieu arctique, contre le froid et la faim.
A partir de ces objets, il a construit ce que l'ethnologue appelle des MICRO-MILIEUX ,des ensembles, organisés par l'homme, le prolongeant au point qu'au regard du « macro-milieu » extérieur, » « il n'y avait plus l'Esquimau et ses outils mais un être nouveau, mi-homme, mi-matière, merveilleusement adapté aux durs impératifs du climat et du territoire….ainsi Le harpon appartient à l'homme : c'est lui qui le fabrique, l'utilise, l'emporte dans sa tombe ; on pourrait dire qu'ils sont indissolubles, unis à la vie à la mort, couple étrange qui, par-delà la quête inlassable de nourriture, cherche à maîtriser une moitié du monde. ».
Le harpon,par exemple, n'est pas un simple instrument à examiner seul : il appartient à un ensemble. Même pour la chasse au phoque au trou de respiration, il est complété par une série d'accessoires — indicateur, support, sonde, etc. — qui forment avec lui et avec l'homme qui le brandit, un tout complexe. Pour toutes les formes de chasse en mer, il est associé soit au kayak, soit à l'oumiak(embarcation pour chasser la baleine.) .
Le plus connu de ces ensembles est bien sur l'utilisation du traineau et des chiens (remplacés désormais par des motoneiges). Il ne s'agit pas d'un simple véhicule mais encore d'un complexe technique qui s'intègre à la piste, au territoire (par exemple il existe, selon les régions, différents types d'attelage des chiens) et jusqu'à une certaine conception de l'espace et du temps. En été, sur ses piliers de roches, un traîneau est un objet mort ; « mais aux premières neiges, dès qu'on le charge, qu'on attelle les chiens, que le cri du conducteur résonne dans l'air glacé, il commence à vivre et si la meute aperçoit une bande de caribous au revers d'une colline, ou sent un ours en maraude sur la banquise, le traîneau devient un chasseur déchaîné ». Comme le kayak, le traîneau est une invention récente ; c'est au stade Thulé qu'il apparaît, antérieurement au chien de trait lui-même. Le chiens d'attelage (quoique pas très bien traités et nourris au minimum vital) joue un rôle primordial dans le micro milieu qu'est le traineau . Il a fait l'objet d'une sélection et, dans la période historique, on observe des variations régionales de taille et d'aspect.
Le premier problème de ces micro-sociétés était toujours d'ajuster au mieux l'activité du groupe aux incessantes fluctuations du chaud et du froid, du sec et de l'humidité . Tout l'effort portait alors sur une analyse climatique exacte : chaque chasseur examinait la nature avec un soin extrême : suivant et interrogeant le vol des oiseaux migrateurs, les itinéraires des rennes et des bœufs musqués, le mouvement et la forme des nuages, la lune et ses halos, les étoiles plus ou moins brillantes selon la brume. Il scrutait les moindres nuances des avant-saisons, la fonte de la toundra glacée, les mouvements relatifs du littoral et de la mer à partir des repères naturels, blocs d'éboulis ou caches de pierres étaient examinés avec le plus grand soin. Que les guillemets soient moins nombreux au rendez-vous printanier, que la fonte soit réduite en temps et en surface, et les chasseurs en vont augurer un été froid et brumeux, une banquise persistante.
Un printemps en Arctique présente de nombreuses variétés de neige et de glace dès fin avril, les journées durent vingt-quatre heures au nord de l'île de Baffin, et si le ciel n'est pas assombri de nuages de neige, un chaud soleil peut briller sans interruption. La neige et la glace s'amollissent pour durcir à nouveau sous le gel. Des failles dans la banquise, les longues fractures où les champs de glace se rejoignent en hiver et où ils entament leur séparation, se rouvrent et s'élargissent, et créent des lignes sombres où se montre la mer. Dans le même temps, les trous de respiration des phoques s'élargissent sous l'action du soleil, tandis les marées poussent l'eau de mer sur la banquise. Chaque variété d'eau ou de neige est d'une couleur différente.
Toutes ces variétés de neige et de glace sont chez les Inuit matière à différenciation et à discussion. Les gens doivent choisir les itinéraires des traîneaux, trouver de l'eau ou de la glace potables, sélectionner les endroits adéquats à la construction d'un abri, considérer si une surface est suffisamment sûre pour la marche ou le passage d'un traîneau, décider où prendre l'affût près d'un trou de phoque pour qu'aucun bruit ne parvienne à l'ouïe sensible de l'animal, et percer dans la glace et la neige des trous pour pêcher. Ils doivent encore prévoir le temps, puis s'adapter à ses caprices. Le vocabulaire de la neige est essentiel aux prises de décision qui commanderont le succès ou l'échec de la chasse, et il a de plus une importance vitale dans l'évaluation du degré probable de confort ou d'inconfort, ainsi que des dangers d'une expédition, même courte.
L'Inuktitut apparaît alors comme une langue éminemment descriptive, dont le projet idéal semble être de rendre compte de quelque situation que ce soit dans les termes les plus proches possibles de la réalité. Ce caractère descriptif répond parfaitement aux besoins de chasseurs qui, en l'absence de tout support écrit, se trouvent dans l'obligation de mémoriser le plus précisément possible tant les configurations du territoire fréquenté que les liens entre individus, sur lesquels repose l'organisme social. Un chasseur décrivant le fait d'avoir vu sur sa route un caribou indiquera, par le choix du démonstratif utilisé, qu'il s'agissait d'un caribou aperçu en contrebas ou non, à faible distance ou non, clairement perceptible ou non. L'animal sera décrit selon la position occupée par le locuteur et sa capacité visuelle du moment.
L'inuktitut possède ainsi de nombreux mots ou expressions pour désigner la neige sous différentes formes ou conditions : |a neige en train de tomber, la neige fine par beau temps, la neige fraîchement tombée, la couverture de neige, la neige fraîche où l'on marche avec difficulté ,la neige dure et cristalline, la neige fondue puis gelée de nouveau, ; la neige poudreuse, la neige soufflée par le vent, la neige fine dont le vent a recouvert un objet, la neige dure qui cède sous les pas, la neige qu'on fond pour pouvoir la boire. L'inuktitut comporte également des verbes formés sur la racine «neige», et qui signifient «ramasser la neige sur les vêtements de quelqu'un», «travailler la neige avec un instrument», «apporter de la neige à quelqu'un», «couvrir de neige», «vivre sur un sol couvert de neige», et «mettre de la neige dans une boisson chaude pour la refroidir ».
« Ces termes ont diverses racines linguistiques. Certaines sont des termes spécifiques, comme pour la neige soufflée par le vent (pirq-sirq), ou la neige molle qui rend la marche difficile (mau), ou la neige qui tombe depuis peu (apu). Ces mots sont très différents les uns des autres. Il n'y a pas de mot-racine, de catégorie équivalente au français « neige », qu'on doit répéter et accompagner de compléments pour nommer les variétés et conditions multiples de cette unique chose, la neige. Certaines racines inuktitut ne se rapportent même pas à la neige, comme dans, par exemple, illuvigassak, « la ' neige qui convient à la construction d'une maison » : sa racine est illu, à laquelle on ajoute un infixe indiquant que c'est une maison faite de neige, puis un affixe signalant que c'est un bon matériau. De la même manière, kavisirdlak, « la neige sur laquelle est tombée la pluie», est formé sur kavisiq, qui signifie «écailles de poisson», en référence à l'aspect dur et cristallin de la surface neigeuse mêlée de pluie et gelée. « HUGH BRODY.LES EXILES DE L'EDEN
Il faut préciser aussi que les Inuits, comme tous les chasseurs du Nord, disposent d'une physiologie cérébrale particulièrement accusée aiguisé par leur vie de chasseur et leur lecture sensorielle de l'environnement
« A l'écoute de la nature, l'Esquimau a une exceptionnelle faculté de fixation et de mémorisation sensorielle. Il y a une vibrance de la perception qui, sans le moindre doute, renvoie à des stimuli profonds laissant des traces indélébiles. Et c'est parce qu'ils traduisent ces sensations par des comportements et non par des mots que ces stimuli restent inaltérés. L'interprétation multiple que pourrait en donner l'intelligence atténuerait la force originelle du stimulus. Aussi, l'Esquimau doit-il avoir une conscience obscure de l'importance à protéger ce capital de pulsions puisque, quand il parle, il cherche remarquablement à masquer ses perceptions profondes. En parodiant l'idée de Stendhal, je dirais que leur langage est moins destiné à masquer la pensée qu'à protéger leurs expériences sensorielles. Au point que dans les grandes expériences ch-maniques, les Esquimaux, s'ils sont aussi bruyants que possible, c'est selon certains rythmes, comme pour ne pas altérer le pouvoir individuel de médium.
J'ai dit que tout pour eux est signe : en alerte, à l'affût, ils flairent le vent léger, l'odeur du sol plus ou moins tourbeux qui fume l'été, celle de l'air à grandes distances ; ils apprécient le bruit plus ou moins sec du craquement de la glace, le mouillé feutré de la neige de redoux, interprètent l'humeur des bêtes, le halo de la lune et la vibration de l'air. Ces mille signes que leur langue très riche traduit, sont autant de lettres d'un alphabet millénaire dont ils déchiffrent aisément les caractères. Il apprend par les sens, par les pieds et par les mains, par l'œil, le toucher, l'oreille et l'odorat que par l'entendement... » « II apprenait le guet, l'écoute, l'approche furtive, l'observation, les attitudes de l'alerte et de l'éveil, le repérage des traces à l'odorat et à la vue... » « ... Ils ne cherchaient pas à pénétrer ses secrets (de la nature) par violence ; ils ne lui étaient jamais opposés et hostiles, ils demeuraient un de ses éléments et nourrissaient pour elle un dévouement plein de respect... » JEAN MICHEA.CONNAISSANCE DES AMERIQUES.ESQUIMAUX ET INDIENS DU GRAND NORD.1967
La chasse est donc beaucoup qu'une simple traque ; elle constitue ce que Mauss appelait un « phénomène social total ». On peut même dire qu'elle participe à une relation d'une importance vitale. Les êtres humains dépendent des animaux, et les animaux consentent à se laisser tuer. Mais pour qu'un animal veuille bien devenir de la nourriture, il faut que les chasseurs et leurs familles témoignent du respect à la terre en général, et aux bêtes en particulier. Si chasseurs et animaux sont en bons termes, la chasse sera bonne. S'ils sont en mauvais termes, les chasseurs rentreront bredouilles, et les bêtes se retireront dans des lieux tristes et secrets.
« Dans ce milieu défavorable qu'est le Grand Nord, l'ingéniosité de l'Esquimau à saisir toute occasion favorable pour survivre, force l'admiration ; mais la victoire est toujours sans lendemain. Il faut si peu de chose pour qu'un ouniiak chavire, pour qu'un aglou reste introuvable, pour que la migration des caribous passe loin du chasseur... D'une saison à l'autre, l'Esquimau doit constamment surveiller sa terre, en écouter les murmures, en déchiffrer les énigmes. Son calendrier est une succession d'espérances : voici le temps où les caribous émigrent, celui où la neige vient, celui où les femelles avortent (à cause du froid), celui des bébés phoques, celui des œufs, celui des moustiques... A chaque instant, pour tirer le meilleur parti de la situation, il faut une arme efficace, un geste approprié, une démarche convenable. Ainsi l'année se déroule ; pour la dépasser il faut, entre la famine et l'abondance, trouver l'équilibre précaire qui signifie la vie.
Cet équilibre, les techniques ont pour but de le maintenir ; par le harpon et par la lampe, l'Esquimau mange et résiste au froid. Du fait cependant que le harpon appartient à l'homme et la lampe à la femme, ils ont une autre dimension, proprement humaine celle-là, puisqu'il s'agit du symbolisme. L'Homme est à la fois mâle et femelle, disent les Ecritures ; l'univers aussi. L'homme s'y projette, le marque, le reconnaît, le domine et, comme le rapportait l'ethnographe Maurice Leenhardt au sujet des Canaques, il comprend que cet univers est, avant tout, peuplé d'hommes et de femmes. Voilà qui semble une lapalissade ! Sans doute ; puisqu'il y a des hommes et des femmes, il est normal que les uns chassent et que les autres mâchent les peaux. Pourquoi, cependant, cette répartition des activités est-elle ce qu'elle est ? Pourquoi est-elle si stricte qu'un chasseur isolé n'avouera pas qu'il a dû réparer lui-même ses bottes ? Un homme n'est-il pas capable de coudre et une femme de harponner ? Le partage du monde entre mâle et femelle a peut-être une raison utilitaire, reflet de la complémentarité des sexes ; mais les sexes s'opposent autant qu'ils se complètent et pour former équipe, l'homme et la femme doivent accepter d'autres lois que celles de la nature, ils doivent se rencontrer pour s'unir, au sein de la société JEAN MICHEA.OP.CITE
Si le harpon ou le kayak participent du micro-milieu du chasseur, à la femme appartient kodlerk, la lampe. En fait deux modèles de lampes : l'un elliptique, l'autre semi-circulaire. Le premier prédominait aux extrémités de l'Arctique, le second au centre. La matière est généralement la stéatite ou « pierre à savon », roche tendre, huileuse au toucher, facile à sculpter mais que l'on trouve en de rares points. Aussi, les lampes ont-elles toujours fait l'objet d'un trafic qui, de la rivière du Cuivre, s'étendait vers le Mackenzie et l'Alaska ou vers la terre de Baffin et la baie d'Hudson.
Kodlerk, c'est d'abord l'évident symbole du feu domestique sur lequel, dans la maison de neige ou de tourbe, veille la femme ; il en rayonne un sentiment de protection contre le froid, d'ordre et de confort. Tout en l'alimentant de graisse, la femme coud des fourrures, elle mâche des cuirs, elle prépare les chauds vêtements qui se substitueront à l'abri lorsqu'il faudra sortir pour affronter directement l'hiver. Cependant, parce que la lampe a été taillée par un homme, parce que la graisse qui l'alimente est procurée par le chasseur, parce que, en retour, les bottes et les habits, les harnais des chiens, la couverture du kayak, ont été cousus par la femme, la lampe est complémentaire du harpon. C'est le symbole du couple inuit, association biologico-économique en lutte contre cette autre dualité que sont la faim et le froid.
« Ce n'est pas sans hésitation que je me décide à écrire ces quelques lignes sur la femme esquimaude. Son évocation mériterait certes davantage. Décrirai-je une fois de plus son corps souvent mal proportionné dont on découvre peu à peu la grâce ?
Je me reproche de l'avoir jusqu'alors présentée sans avoir assez songé, de n'avoir pas encore dit la qualité de sa présence, combien elle est légère, silencieuse. L'Esquimaude joint le geste au geste qui le suit avec une telle douceur que la tâche journalière semble être faite sans la moindre rupture, sans violence et sans bruit.
Je veux redire ,son extrême et émouvante sensibilité, la force de son attachement. Une séparation momentanée : elle envoie aussitôt de petits présents : une aiguille, trois cigarettes, une peau de lièvre, une poignée de fil en tendon de renne, des messages. J'ai assisté à maintes scènes qui m'en ont donné la preuve. Elle sait aimer, avec passion.
Secrète, des plus discrètes (en ces villages, chacun ,s'observe), elle est habilement femme, elle sait au moment opportun, dans l'iglou même et à l'insu apparent de tous, d'un regard plus vif, comme illuminé, ou d'un petit plissement significatif du nez, vous inviter à aller plus avant ou à repousser à plus tard. S'il lui arrive de « tromper » son mari, c'est, mon Dieu , généralement sans qu'en fait il l'ignore et avec toute la discrétion voulue pour qu'il n'en soit pas ridicule. Mais savoir est toujours nécessaire, maris et femmes n'ayant pas de secret l'un pour l'autre. Ses relations avec l'homme qui est le sien sont profondes, faites d'une complicité de chaque instant et cimentées par le souvenir d'épreuves communes. Règne ainsi une sorte de morale tacite sans références exprimables aux règles qui la commandent. Elle sera trahie seulement si la femme s'attache à un autre homme, c'est-à-dire si, en fait, elle choisit un autre homme mais elle sait très bien « jusqu'où elle peut aller trop loin », (relation sexuelle ou non, ceci est sans importance ; ce qui compte, c'est le don intérieur) ; et si relations il y a, ce doit être avec le consentement tacite du mari (sinon le pire peut arriver). On veille en ce cas à ce que l'homme choisi ne soit pas de parenté trop proche.
Il est de tradition que l'initiative des grandes décisions reste le privilège de l'homme. Hors de lui, la femme ne peut et ne veut généralement rien décider. Vous visitez un camp vide d'hommes. Les femmes ont caché les vivres (quartiers de viande) pour ne pas être contraintes de vous en prêter sans l'assentiment des maris. Dans l'iglou, cependant que le chasseur est au-dehors à ses trappes, la femme reste vague avec le visiteur dès qu'il s'agit de questions ou de décisions importantes : « Tu verras avec Inouterssouaq. Il sait, lui ! » Cantonnée dans une vie domestique très absorbante, — les enfants, coudre les vêtements et bottes de peau, nettoyer la maison, entrer, sortir pour approvisionner le baquet d'eau en glaçons, renouveler en graisse de phoque la lampe à huile, recevoir les visiteurs continuels... — elle évoquera volontiers les légendes et les vieilles pratiques. Quelque intimité et complicité peuvent permettre de savoir certains dessous de tel ou tel ; rarement davantage. Docile aux décisions qui sont du domaine de 1' « homme », la femme sait être la plus forte dans les petits problèmes quotidiens dont elle détient la prérogative. Il refuse : elle simule une maladie de langueur aussi grave qu'imprécise. Et le mari ne pourra partir immédiatement à la chasse avec son voisin : ses bottes ?... trouées ! Ayor ! (Quel ennui). Elle n'a plus le moindre petit bout de peau de gros phoque ; le fil de tendon de renne a été prêté à la voisine et voici que son oulou ou couteau rond ne coupe plus... Ayor ! Malgré les apparences, c'est elle qui détient l'autorité. »JEAN MALAURIE.LES DERNIERS ROIS DE THULE
(A SUIVRE)