Felipe Becerra Calderón publie, en France, son premier roman. Un auteur à surveiller (photo Paola Mosso Cardenas)
Felipe Becerra Calderón est un illustre inconnu. Pour l’instant. Son nom bruisse peu à peu dans les milieux littéraires après la parution de son premier roman Chiens Féraux. D’abord sorti sur le net, au format e-book, chez LC éditions, en février 2011, le livre a attiré l’attention des éditions Anne Carrière. Publié à grande échelle dans la cohue de la rentrée littéraire, Chiens féraux a reçu des critiques dithyrambiques aussi surprises par la maestria de ce premier titre que par la poésie noire qui s’en dégage. Ce jeune auteur chilien de 26 ans tranche comparé aux auteurs que le Chili « exporte » habituellement. Impossible de le comparer aux « stars » que peuvent être Luis Sepúlveda (dont on peut lire l’interview sur Chili et carnets) ou Antonio Skármeta (l’auteur d’Une ardente patience dont a été tiré le film Le facteur).
Avec Felipe Beccera Calderón, le lecteur lorgne du côté de Roberto Bolaño ou de Kafka en suivant Rocío et Carlos. Nous sommes en 1980, dans le désert du nord du Chili. Elle était étudiante en médecine, lui est un policier muté dans le désert d’Atacama. Elle est poursuivie par des voix d’enfants, lui noie la solitude de son métier et le mal-être de sa femme dans l’écriture et dans la peur d’une masse difforme à l’horizon. En filigrane, le poids de la dictature et des meurtres commis durant cette période pèse sur les épaules de ce jeune couple, témoins et acteurs anonymes et consentants d’une histoire qui les dépassent mais qu’ils n’assument pas.
Etonnant livre qui chemine au bord de la folie et des ombres. Etonnant qu’un jeune homme de 21 ans – le livre est sorti en 2006 au Chili où il a reçu cette même année le prestigieux prix « Roberto Bolaño » – situe la trame de son roman dans une histoire qu’il n’a pas ou peu connu. Etonnant aussi cette ambiance oppressante qu’il distille au fil des pages. Ces surprises, l’auteur, installé à Paris pour son master de littérature à Paris VIII, les décrypte pour Chili et carnets.
Pourquoi un auteur de la « jeune génération » choisit-il d’évoquer lui aussi la dictature dans un livre ?
Felipe Becerra Calderón : « Pour ma génération, la dictature est un thème très spécial. Nous ne l’avons pas vécue. J’étais trop petit pour avoir des souvenirs de cette période. Mais elle a eu de grandes conséquences pour ma génération. Prenez l’éducation au Chili, la façon dont elle est gérée vient de cette époque. C’était aussi un thème récurrent dans la famille. Tout le monde en parlait. Les jeunes ont tout appris sur cette période lors des discussions avec des membres de leurs familles. Pour nous, c’est difficile d’en parler car nous n’avons pas le vécu, nous ne l’avons qu’entendue. »
Justement, beaucoup d’auteurs chiliens qui ont connu cette période l’évoquent dans différents romans.
« C’est de la littérature testimoniale. Beaucoup de Chiliens ont exilé ont effectivement écrit sur la dictature. Cela n’attire pas trop notre génération. Ces écrits nous paraissent lointains. Nous n’avons pas vraiment de bonnes relations avec cette génération d’auteurs. Nous avons une autre vision, ce sont les traces qu’elle a laissé. D’ailleurs, ce n’est qu’une toile de fond dans le roman. La dictature n’est pas représentée directement. Et ça aurait pu tout aussi bien se passer au Pérou ou en Argentine. Pour moi, c’est un roman entre le bruit et le silence, un silence écrasant, à mi-chemin entre le réel et l’irréel. »
Une nouvelle génération d’auteurs
Qui sont vos auteurs de prédilections ?
« Beaucoup d’auteurs latino-américains comme les cubains José Lezana Lima ou Reinaldo Arenas ou le chilien Carlos Droguett qui ont une très grande influence sur moi. Il y a aussi des classiques comme Kafka, celui qui m’intéresse le plus avec son langage torsadé, ces maladresses maîtrisées… Cela m’intéresse beaucoup. »
Cela trouve écho au Chili ?
« Ce n’est pas ce qui se lit le plus, pas les plus représentatifs. Les gens vont plus facilement lire Sepúlveda ou Skármeta. Mais, au Chili, il y a beaucoup d’écrivains très jeunes, une ambiance. Beaucoup évoquent aussi la dictature de manière indirecte mais on voit des choses distinctes apparaître avec de nouvelles références. C’est très motivant. »
Et vous, quels sont vos projets ?
« J’ai écrit ce livre à 20 ans. Je travaille sur le second, complètement différent. Dans un Chili du futur, après un tremblement de terre. Un univers plus baroque qui ne fait pas référence à la dictature. »
Vous avez 26 ans, êtes étudiant… Que vous inspire la contestation portée à l’origine par les lycéens au Chili ?
« Ce mouvement est important. Il faut un changement. L’éducation est néolibérale, elle fonctionne comme une entreprise au Chili. Pour la première fois, une organisation forte est prête à faire bouger les lignes. »
Chiens féraux, de Felipe Becerra Calderón, aux éditions Anne Carrière, 18 €.
Retrouvez ci-dessous un extrait du livre (avec l’autorisation de l’éditeur).
« On ne peut pas continuer comme ça, maman, on ne peut pas. Il fait si froid, ici, dans l’ombre, dans ce tourbillon noir. Et ce sifflement persistant, comme une douleur, maman chérie. Laisse-nous leur raconter ton histoire, laisse-nous nous délivrer de tout ce fardeau, s’il te plaît, on ne fera de mal à personne. On ne peut pas continuer comme ça. Les amis veulent connaître ton histoire. Leur confier ce qui t’est arrivé ne te fera aucun tort. Et nous, on sera soulagés. Tu vas voir, maman chérie, on ne pleurera plus, on ne va plus te griffer, la nuit, on ne cognera plus sur ta tête pour que tu t’ouvres de part en part. Tu vas voir, on sera bien sages. Allez. Laisse-nous leur raconter ta vie, laisse-nous décrasser nos petits corps blancs, maman chérie. Seulement ça, rien de plus. Nous allons chanter pour vous, les amis, l’histoire de Rocío, notre maman. Elle est là, par ici, elle regarde dehors, à demi cachée derrière les rideaux. Vous l’ignorez, c’est pour ça que nous vous l’apprenons : nous sommes en l’an 1980 et ce village, c’est le village de Huara. Ici, les amis, c’est le désert du Chili. Nous n’habitons pas ici, nous n’habitons dans aucun village d’ailleurs, et dans aucun désert. Mais d’ici, nous pouvons tout vous raconter, parce que d’ici, nous voyons tout. Nos petits yeux embrumés ne se ferment jamais. Voilà pourquoi nous allons vous chanter cette histoire, pour fermer les yeux et pouvoir dormir longtemps. Mais nous nous égarons. Pardon, c’est que nous n’avons pas l’habitude. Regardez-la, elle transpire comme une bête, la pauvre. Il fait au moins cent degrés. Elle n’est pas encore accoutumée à la chaleur de ce patelin poussiéreux. Ça fait plus d’une heure qu’elle regarde à travers les rideaux pour voir si quelqu’un passe sur le chemin de terre. Mais non, personne ne passe jamais sous ce soleil impitoyable. Là, elle lève la tête, et le bleu du ciel l’éblouit à tel point qu’elle doit fermer les paupières. Nous n’aimons pas cette maison. Elle a la même couleur criarde que le ciel, et son arrière-cour s’étend sur des kilomètres et des kilomètres de sable. C’est l’une des plus belles maisons du village, c’est vrai, mais nous ne l’aimons pas.
Nous n’aimons pas non plus Carlos, le mari de maman, le mari de Rocío. Ce n’est pas notre père, nous n’avons pas de père, d’ailleurs, eh non, puisque nous sommes nés d’une femme seulement, comme ce fut le cas pour la maman du Christ Jésus. À cause de Carlos, elle est venue s’installer dans ce village aride. Il est brigadier de police, il a été transféré de Valparaíso. Ils se sont connus là-bas, mais maintenant ils habitent dans ce coin perdu, tout entouré de pierres. C’était mieux quand Rocío vivait au port : nous aimions la mer, le sable humide, et elle étudiait à l’université. Vous ne le saviez pas encore, mais Rocío allait à l’université. Elle faisait médecine, et voulait soigner les gens. Vous voyez comme maman est bonne ! Mais nous n’avons pas toujours été très sages. Elle n’arrête pas de regarder par la fenêtre. Quelques cartons non encore déballés sont restés éparpillés dans la petite salle à manger. Une mouche verte barbote dans une flaque de beurre fondu. Une corbeille à linge renversée. Un midi aride à tout point de vue. »