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(Journal du Nom, chronique d’une parution : séquence cinquième)
Dans la précédente séquence, j’ai évoqué Rousseau. Non seulement j’admire Rousseau, pour son style, sa sensibilité, l’originalité de sa pensée (dans ma jeunesse, je savais par cœur le prologue des Confessions qui était l’un de mes textes fétiches), mais j’éprouve - malgré la distance de deux siècles qui nous sépare - un sentiment très fort à son égard, une sorte de proximité affective, d’amour et même d’identification. J’aime Rousseau comme un immense auteur, je l’aime aussi comme un frère, et comme un autre moi-même. La circonstance qu’il ait porté le même prénom que moi, Jean-Jacques, qu’il ait revendiqué ce prénom dans une sorte de vertigineux dédoublement (« Rousseau juge de Jean-Jacques »), qu’on le désigne souvent sous son seul prénom, a joué probablement comme un élément identificateur. La sensibilité exacerbée, le délire de persécution (d’ailleurs pas totalement infondé), le sentiment de culpabilité, l’orgueil sont des défauts féconds et qui le rendent à la fois agaçant et attachant.
Rousseau m’apparaît, dans l’histoire de la civilisation occidentale, comme un homme qui se trouve à une date essentielle, à la charnière, historiquement, et qui incarne cette charnière, la réalise dans son œuvre, par son œuvre et sa prodigieuse influence, à la fois témoin et moteur, acteur et sujet souffrant, martyr de sa propre pensée. Avec le Contrat social, il préfigure le marxisme. Avec Les rêveries du promeneur solitaire, il annonce Chateaubriand et le romantisme. Avec Les Confessions, « une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur », il invente une littérature intime où le je s’analyse. Il portait en lui, douloureusement, jusqu’à la folie, la fin du monde ancien et tous les germes du monde moderne, le meilleur et le pire. Un souci de l’individu et de la société politique (l’homme individuel et social), double souci qui est toujours le nôtre, auquel nous devons certains progrès matériels et sociaux, notre conception d’une démocratie moderne – mais qui nous a fait perdre l’essentiel : le sens religieux de notre rapport à l’univers, l’humilité, le mystère. Avec son orgueil, son hypersensibilité, il incarnait cet homme moderne qui a tout centré sur lui-même, qui a voulu étendre son petit moi aux dimensions de l’univers, créant les conditions de son malheur. Nous sommes les héritiers lointains de Rousseau, que nous le voulions ou non. On peut à la fois rejeter une partie de sa pensée, trouver absurde et dangereuse son affirmation que l’homme est né bon, et aimer l’homme Jean-Jacques. Il y a du martyr chez cet homme, seul et si en avance, qui portait par anticipation les contradictions du monde futur.
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De quelques éditeurs
Le nom n'est pas mon premier livre publié. Ma bibliographie comprend des ouvrages édités depuis 1984. Le premier livre paru, Du pays glacé salin, fut d'ailleurs une intense satisfaction, puisque Cheyne figure parmi les meilleurs éditeurs de poésie en France, et son prestige incontestable profite à ses auteurs. Ce fut en son temps un beau réconfort d’être retenu par une maison si exigeante, et le livre fut superbement réalisé (ce qu'on appelle "de la belle ouvrage") et bien diffusé par Jean-François Manier, auprès de son circuit de libraires sur tout l'hexagone.
Mais ma joie fut incomplète et provisoire. Je me rendis d'abord compte que la poésie n'était pas ma voie ; si le Pays reste à mes yeux un bon livre, dont je n'ai pas honte, dont je suis même assez satisfait, son écriture m'a conduit rapidement à une impasse, j'avais tout dit en poésie, et je n'ai pu que prolonger ce recueil de quelques textes voisins, encore plus lapidaires, dont Manier ne voulut pas, estimant sans doute que je ne savais pas me renouveler, et qui parurent finalement chez deux éditeurs plus confidentiels aujourd'hui disparus, Le Pré de l'Age et Pleine Plume. Ma véritable voie était la prose, l’écriture de nouvelles, de récits et de romans, et je rentrai dans le silence et la solitude, traversant un long désert vécu comme une régression éditoriale.
Je contactai par la suite Jean-François Manier en tant qu'imprimeur, lui confiant des travaux pour l'association Littera, et lui commandai des ouvrages de poésie quand je fus responsable du service social de la préfecture du Rhône, où je gérais notamment une bibliothèque. Mais au fil du temps, nos relations se distendirent.
Quant à mes autres livres publiés, s'ils ont été de grandes satisfactions, ils ne contribuaient pas suffisamment à me conférer la qualité d’auteur, de façon publique j'entends, principalement à cause de la diffusion insuffisante qu'en assuraient les éditeurs. Ce n'est pas faire injure à Christian Cottet-Emard et Marie Caredda, d'Orage-Lagune-Express (La gare, 2000), ni à Robert Dadillon, d'Editinter (Portraits d’écrivains, 2002), auxquels je voue une grande reconnaissance pour l'aide qu'ils m'ont apportée, et avec lesquels je suis prêt à recommencer à publier, que d’affirmer que leurs maisons n'ont pas cette visibilité, cette surface commerciale qui font sortir les auteurs de l'ombre où ils écrivent (bien que je sois conscient par ailleurs que la diffusion qu’assurera A contrario de mon roman sera progressive, fragmentaire et difficile).
J'ai publié aussi d'autres ouvrages, de belles expériences mais dans les domaines du guide pratique (La revue, mode d'emploi, avec le Calcre) ou de la biographie (Joséphin Soulary, avec les Editions lyonnaises d'art et d'histoire) - domaines qui n'auront jamais pour moi l'importance vitale que revêt ma création purement littéraire.
C'est dire que Le nom est mon véritable acte de naissance.
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Peu après avoir reçu le premier exemplaire imprimé du Nom, j’ai voulu dépenser l’argent que j’avais gagné à la signature du contrat, soit le montant de l’à-valoir. Je suis allé aux Halles de Lyon acheter chez Petrossian un des meilleurs caviars, un Ossetra royal d’Iran, que N* et moi avons savouré sur des blinis, accompagné d’un excellent champagne, avant de nous offrir une semaine de vacances à Rome. Je tenais essentiellement à cette cérémonie (un jour à marquer d’une pierre blanche) et à cette dépense. Pour moi qui n'ai jamais pu gagner ma vie par la littérature, qui ai presque toujours exercé un métier alimentaire pour survivre (même si certains de ces boulots ont été d'un grand profit intellectuel et humain), l'argent n’était plus le moteur ni la fin de mon écriture. Je n’attendais plus de rétribution, de salaire pour une activité qui était un réel travail de l’esprit mais pas un métier. L’argent que m’avait versé l’éditeur était presque superflu. Je voulais donc fêter l'évènement, comme il se doit, mais aussi et surtout brûler cet à-valoir, en faire un sacrifice pour m'attirer les grâces du dieu de la littérature, s'il en existe un quelque part. Car s'il existait vraiment, il ne m'avait guère gâté jusque là...
Si j’écris depuis l’âge de seize ans, je n’ai jamais pu en vivre, malgré mes efforts et mon désir. Mes tentatives d’édition ont longtemps échoué. J’ai donc exercé un métier, des métiers alimentaires, qui me prenaient une large part de mon temps et de mon énergie (et que je maudissais à ce titre) mais qui me permettaient aussi de jouer un rôle dans la vie sociale, de rencontrer des gens et d’apprendre des choses. Au total, je me félicite de n’avoir pas vécu aux crochets de la société, d’une famille ou d’une femme, comme j’ai vu tant d’auteurs le faire sans vergogne, situation que je n’aurais jamais supportée, car la première fierté d’un homme consiste pour moi à subvenir à ses propres besoins. Et je ne pense pas que la vie en vase clos d’un être assisté, en marge de la vie sociale, soit le meilleur observatoire pour l’élaboration d’une œuvre. Ce qui fait la richesse des écrivains américains, Bukowski, Carver… c’est qu’ils ont travaillé dur pour vivre et que l’exercice de ces mille métiers, l’immersion dans le peuple des travailleurs, le souci du quotidien ont inspiré et fortifié leurs œuvres.