La perspective, donc, et plus largement la construction de l’espace. Il y a presque un siècle entre la première utilisation d’un point de fuite, la première construction géométrique rigoureuse de l’espace, que Panofsky date de l’Annonciation d’Ambrogio Lorenzetti de 1344, et le traité d’Alberti sur la perspective, la ‘fenêtre’ et le point de vue, en 1435, un siècle de tâtonnements pour que les artistes maîtrisent la perspective, non pas tant en termes de technique, mais surtout en intégrant ce changement radical dans le mode de représentation, cette introduction du monde réel, cette prise en compte du point de vue du regardeur aux dépens d’une vision jusque là idéale, éthérée, libérée des contingences du monde et donc de la banalité de la vision humaine (le Retable de Cafaggiolo, tout au fond de l’exposition, superbe composition de Baldovinetti sur fond d’or, en 1455, me semble être un exemple tardif de cette vision aplatie et majestueuse). Mais lisez Damisch ou Arasse, ils sont mille fois plus éloquents que moi sur ce sujet. Ici, certaines toiles sont encore très maladroites, ainsi les Funérailles de Saint-Augustin au début de l’exposition, avec ce corps trop long et ces trappes aberrantes au second plan, dont il est difficile de
croire l’attribution à Fra Angelico (à l’âge de dix ans ?). La salle suivante montre justement un tableau de Fra Angelico, La Décollation de Saint Jean Baptiste et le banquet d’Hérode (vers 1427/28, au Louvre) où le peintre fait montre de sa plus grande maîtrise de la construction de l’espace, de l’intégration de lieux dans cet espace et de leur occupation par des personnages. Plus de 80% de l’espace est occupé par la salle du banquet sous un toit vert, le roi et la reine avec trois dignitaires, tous plaqués au fond derrière la table, et Salomé aux manches de serpent dansant à droite, comme une figure statique rajoutée sur le fond. Mais à gauche, cet espace extérieur en décrochement, comme un corridor de fuite, le corps du saint au sol sortant d’une ouverture et le passage d’un garde porteur de la tête du Baptiste à travers la porte vers la salle de banquet traduisent une nouvelle maîtrise de cette construction nouvelle de l’espace de la narration (même si l’enfant aux pieds du bourreau disparaît à moitié, maladroitement inséré dans l’espace). Tout à côté, l’Histoire de Saint Julien l’Hospitalier de Masolino da Panicale (1427/30 ; Musée Ingres de Montauban) –restauré dans des teintes assez crues -, montre le Saint, à qui on avait prédit qu’il tuerait père et mère et qui s’était donc éloigné d’eux pour conjurer le destin, accomplissant néanmoins la prophétie : un démon féminin aux courbes voluptueuses et aux pattes d’oiseau fort élégantes l’induit en erreur et Julien croit tuer sa femme infidèle et son amant au lit. Belle histoire œdipienne qui a été peu contée, à part Flaubert. Un autre tableau de Fra Angelico intéressant du point de vue de la construction de l’espace est celui sur Saint Nicolas (1447/49 ; au Vatican) : là aussi des lignes convergentes (mais maladroitement, vers plusieurs points de fuite, dont l’un semble être la petite ombre noire entrant dans la pénombre de l’église) selon des obliques très appuyées, un espace très resserré en trois volumes (naissance, vocation pendant un prêche et, à droite, aumône subreptice glissée par la fenêtre pour doter trois jeunes filles pauvres que leur père veut prostituer), avec, dans chacune des deux maisons, à la gauche de la mère du saint et à la droite du père endormi des jeunes filles, deux motifs floraux identiques, ni coffre, ni tapis, qui semblent exister dans le plan même du tableau plutôt que dans l’espace représenté. On verra encore le Saint Georges et le dragon d’Uccello (1440), déplacé de quelques mètres au sein du Musée (ah, celui de Londres est tellement plus évocateur), présenté ici à juste titre comme modèle de perspective, une très belle Vierge de Lippi le défroqué, une Naissance de la Vierge du Scheggia, octogonale et très architecturée. Et, encore, de Fra Angelico, outre Vierges et Christs, une encre sur parchemin de la collection de l’antiquaire turinois Gallino montrant les instruments de la passion, très forte et très allusive, avec le reniement de Saint Pierre à peine évoqué par sa tête et le doigt de son accusatrice, et les superbes panneaux de l’armoire des ex-voto d’argent du couvent de San Marco. Il faudrait d’ailleurs, dans la foulée, aller tout droit à Florence voir le couvent (dommage d’ailleurs que le livre de Didi-Huberman ne soit pas à la librairie du musée Jacquemart André).Photos 1, 5, 8 & 9 courtoisie du Musée.
Fra Angelico (1387-1455) Thébaïde, tempera sur bois, Inv. 1890 n. 447, 75 x 208 cm, Galerie des Offices, Florence © 2011. Photo Scala, Florence - courtesy of the Ministero Beni e Att. Culturali.
Épisodes de la vie de saint Nicolas : la naissance, la vocation et le don aux trois jeunes filles pauvres, vers 1437, tempera et or sur bois, Inv. 40251, 35 x 61,5 cm, Pinacothèque vaticane, Rome – Musées du Vatican, Cité du Vatican © 2011. Photo Scala, Florence.
Paolo Uccello (1397-1475) Saint Georges terrassant le dragon, vers 1440, tempera sur bois, Inv. MJAP-P2248, 62,6 x 102 cm, Musée Jacquemart-André, Paris © Studio Sébert.
Lorenzo Monaco (1370-1424) Saint Nicolas sauvant un navire, avant 1424, tempera sur bois, Inv. 1890 n. 8617, 26 x 58,5 cm, Musée de San Marco, Florence © 2011. Photo
Scala, Florence - courtesy of the Ministero Beni e Att. Culturali.