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Le nom (extrait)

Par Jean-Jacques Nuel
medium_lenom5ko.2.jpgLe nom est paru en février et a suivi son petit bonhomme de chemin de l'hiver à l'été, avec un relatif succès critique (je renvoie vers cette page dossier critique de mon site perso, où sont reproduits les articles obtenus dans la presse et sur internet). J'espère qu'il continuera à faire entendre sa petite voix, malgré la rotation rapide des livres qui le chassera bientôt des rares librairies où on peut le trouver, malgré la déferlante lame de fond de la prochaine rentrée littéraire ; mais pour moi, il est temps de m'atteler à de nouveaux projets. Avec l'aimable autorisation des éditions A contrario, je livre un extrait de ce roman : Depuis quelques jours (et après la douce euphorie du début de l’installation), l’écriture devenait de plus en plus difficile. Elle se réduisait. Elle se raréfiait. L’absence de réponse des éditeurs à ses envois de manuscrits ne l’encourageait guère ; il avait parfois des accès de dépression, de quasi désespoir, en ouvrant chaque matin sa boîte aux lettres sur le vide. Des accès de révolte aussi, qu’il ne savait contre qui diriger. Sa solitude ne se résolvait pas par l’écriture ; au contraire, il lui semblait qu’elle se refermait chaque jour davantage. Prenant son paquet de Gitanes bleues sans filtre, il saisit une cigarette, qu’il contempla en la faisant tourner lentement entre ses doigts ; sur toute la longueur de l’étroit cylindre il traça avec son stylo plume un trait noir, perpendiculaire à la marque GITANE imprimée en petites capitales grises qu’il traversa entre le T et le A ; l’encre bava, absorbée par le papier léger et poreux, par le lit de tabac. Il alluma la cigarette avec son briquet Zippo, puis ne tira que deux ou trois bouffées rejetées aussitôt dans l’air, la laissant se consumer jusqu’au bout sur le bord du cendrier de verre où elle laissa une tache brune ; progressivement il vit disparaître la ligne noire, et la marque imprimée, rongées par l’avancée de la braise. Il ne subsista que de légères cendres grises, à peine chaudes, qu’il effleura du bout de ses doigts avant de reprendre le stylo. Alors, les yeux perdus dans le blanc de la page et dans la fumée résiduelle, à court d’idées, à court de mots, d’une façon presque machinale, il écrivit son nom. Lentement (ou comme au ralenti), en lettres noires, larges et liées, légèrement penchées à droite, il traça son nom sur le cahier, d’un geste familier et irréfléchi comme le réflexe d’une signature, comme il l’avait tracé sur la buée de la vitre, mais d’une façon plus fine et définitive, avec de l’encre après l’avoir esquissé avec de l’eau, avec une écriture appliquée après l’avoir grossièrement dessiné avec le doigt. Les quatre lettres du nom, d’un seul mouvement de la main droite. Au milieu d’une ligne. Comme en suspension. Comme en équilibre. Au milieu de la première ligne de la page blanche du cahier. Le geste achevé, il posa le stylo, resta immobile, et observa sa création. Il avait écrit son nom comme ça, par une sorte d’automatisme, une mémoire de la main. Il ne l’avait pas fait exprès. Ses yeux avaient vu sa main saisir le stylo et former le mot à l’encre noire ; il avait assisté à une création soudaine, ex nihilo, rappelant celle d’un artiste plasticien qui jette une tache de couleur ou une ligne sur la toile après une longue et intense méditation, ou après avoir fait le vide en lui. Il regardait l’apparition. La concrétion d’encre. Il considérait la figure du mot, en examinait la ligne et le relief, la silhouette, la robe, la forme extérieure. Comme un peintre qui prend de la distance avec son tableau pour mieux en apprécier les proportions ou en discerner les défauts, il se leva et recula de quelques pas, jusqu’à ne plus voir sur le cahier qu’une forme incertaine et sombre. Le mot n’était plus lisible (à l’instar des plus petites lettres du tableau dans le cabinet de l’oculiste) ; l’auteur ne le déchiffrait plus que par mémoire. A travers le vague tremblé des signes noirs, il en reconstituait le sens. Mais il voyait très bien malgré la distance la quatrième et dernière lettre, sur la droite, dépasser les autres de sa hauteur triple, comme dans un paysage lointain le clocher d’une église domine les maisons environnantes. Il revint à sa table de travail et saisit le stylo, décidé à reprendre son ouvrage. L’inspiration n’était pas revenue pour autant, après l’écriture de ce nom qu’il considérait comme un accident, une fantaisie. Une récréation. Il ne trouva pas de suite. Sa tête était vide, occupée par ce vide souverain qui l’avait envahie depuis le matin. Il n’y avait pas d’autre suite à ce nom isolé que ce blanc sur la gauche, ce blanc sur la droite, ce blanc au-dessus et au-dessous, ce blanc de toutes parts, cette absence de texte avant et cette absence de texte après, ce silence de la page, aucune autre suite à ce nom qui semblait se suffire à lui-même. Ce corps étranger, cet intrus (qu’il aurait pu rayer d’un trait de plume, noyer sous l’encre, renvoyer au néant pour revenir à son œuvre) l’intrigua à la fin ; et il l’examina de plus près. C’est alors, revenu du moment d’ivresse et de cécité de la création, qu’il le vit concrètement et que les détails lui apparurent dans toute leur objectivité. Il avait écrit le nom au milieu de la première ligne, sans majuscule à la première lettre, sans point après la dernière lettre. Il l’avait écrit comme un nom commun, sans capitale à l’initiale. Un nom commun isolé, en travers de la page, un objet incongru, hors de tout contexte, vestige rescapé d’une phrase disparue. Le nom formait un bloc. Les quatre lettres, liées les unes aux autres par l’élégante écriture anglaise, semblaient forgées du même fil d’encre noire, unies étroitement pour ne pas se perdre, pour ne pas perdre le sens qui circulait en elles et entre elles. Il n’avait pas mis de majuscule à la première lettre. Sans le faire exprès, sans volonté délibérée ou mûrement réfléchie, il avait transformé le nom propre en nom commun. Et créé du même coup un néologisme, car le mot obtenu n’existait pas dans les dictionnaires usuels, ni dans le Petit Robert alphabétique et analogique de la langue française, ni dans le Petit Larousse, il en était sûr mais il les vérifia tous deux absurdement, par un souci maniaque – s’attardant sur les deux mots entre lesquels le nom aurait pu s’intercaler, le précédent et le suivant virtuels, qui en son absence se succédaient étroitement. Il pointa du doigt la place qui serait celle du mot nouveau, avec sa définition, ses exemples, décalant de quelques lignes toute la suite du vocabulaire. Maintenant que ce nom était décapité de sa majuscule, comme un noble amputé de sa particule, il pouvait rentrer dans le rang, se mêler à la foule de ses semblables, rejoindre incognito la masse des noms communs et gagner ainsi, comme des dizaines de milliers d’autres mots déjà existants, sa place dans le dictionnaire à l’endroit précis que lui assignait un classement alphabétique rigoureux et sans faille - une place qu’il n’aurait sans doute jamais pu conquérir dans la seconde partie du Petit Larousse illustré réservée aux noms propres, dans cette partie réduite, perpétuellement élaguée, renouvelée, des noms de famille illustres. Au contraire, le nom ayant changé de statut était maintenant susceptible de survivre dans le lexique, cette large famille d’accueil, car tous les mots y ont leur place exacte uniquement déterminée par le classement alphabétique, d’une élasticité totale, qui s’applique à tous, grands ou petits, usuels ou rares, vieux ou modernes, précieux ou familiers, quelle que soit leur origine nationale ou raciale, dans un égalitarisme exemplaire. in Le nom, éditions A contrario, 2005 disponible en librairies ou sur Le nom (extrait) medium_adamnom.3.jpg ________________________________________________________________________________________ Adam nomme les animaux Physiologus Cambrai, vers 1270-1275 Douai, Bibliothèque municipale, ms. 711, fol. 17

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