Nous sommes non loin de Cancale en Bretagne du Nord. Des champs puis une ligne de maisons aux murs de granit faisant face aux embruns et aux prés-salés tachetés de moutons presque blancs.
Pour trancher cette beauté dépouillée, une et une seule route passagère, de ce genre de route qui vous fait passer, vite, sans vous arrêter.
Au bord de la route, en contre-bas, dans le vent et face au plat, marée basse, une fête locale typique, annoncée d'un drap blanc bombé fluo à la va-vite et planté sur le trottoir. Une fête locale trempée jusqu'aux os, dépeuplée, où l'on boit, où l'on joue au palet breton et où l'on boit.
La fumée du barbecue où la cochonnaille grille se fond dans d'immenses nuages noirs de désespoir qui s'abattent en pluie fine sur ces âmes accoudées au bar dont la toile de tente jaunie des gueules à la Miossec, jeunes et déjà burinées par la vie. Leur coupe rose naissante, leurs rires démesurés, leur toux grasse, tranchent avec des efforts de coiffures sculptées au gel et des fringues bon marché et très mode...
Leurs pognes démesurées et tailladées par le sel et les coquilles à récolter toute l'année caressent des pintes de pills Météor.
Au comptoir on tutoie la mamie du bar, visiblement accrochées au comité des fêtes depuis des années. Son regard caché par des lunettes noires qui ne voient pas le soleil aiguise la curiosité et rajoute au personnage un caractère étrange et surréaliste.
A l'arrière, un homme dont ne sait s'il tient l'accordéon ou si c'est l'accordéon qui le tient chante Santiano à tue-tête en animant son instrument comme on attise un feu de cheminée avec un soufflet, se contentant du refrain et de Lalalala pour les couplets. Il enchaîne sur du Piaf en plein milieu, se mélangeant la langue et les octaves en cherchant désespérément un regard dans la petite assemblée qu'il pourra d'un sourire édenté faire rire et chanter !
L'homme reste désespérément seul, s'accoude à nouveau à son accordéon, remonte ses lunettes et se noit en souriant.
Au milieu des rires, des refrains incomplets, du vent plein de bruine, la remorque ostréicole, bâchée, surmontée d'une sono, crache du Renaud ...
Il n'est que 19h ... le temps de se vider à nouveau la vessie face à la mer et ils entament une nouvelle partie de palet pendant que la mamie du bar tente deux pas de danse sur un nouvel air d'accordéon approximatif. Il n'en faut pas plus pour rendre à l'accordéoniste qui tangue de plaisir un sourire de vainqueur qui le rend fier jusqu'aux moustaches !
Les photos n'ont que peu d'intérêt à priori ... je sirote ma pills et mon clope, je râle de ces oranginas au premier plan qui pourrissent à première vue ma photo prise à l'arrache, discrétos. C'est sans voir sur le moment que le bleu et le jaune de la canette se fondent parfaitement entre l'imper et la toile de tente du comptoir ...
Oui, ces photos n'ont que peu d'intérêt mais figent à jamais des moments bourrés de caractère, de ces instants furtifs dont on se souvient ... je me prends d'ailleurs à penser que la photo ne tient qu'à ça pour moi. Je termine ma pills, rallume un clope et me dit qu'elles racontent tellement de trucs que j'en ferai bien quelque chose !
Le lendemain matin, sur le chemin de la boulangerie, je croiserai la Mamie en claquettes-chaussettes, même imper, même foulard, traînant son caba à roulette. Dans le vacarme de la route passagère, en découvrant enfin un regard bleu comme la mer qui me fixe d'un air perdu et interrogatif, elle ne répondra pas à mon bonjour.