Le chapelier fou des Membracides

Publié le 26 septembre 2011 par Taupo

Niveau art de la chapellerie sous acides, certains d’entre vous pouvaient penser qu’Homo sapiens détenait la palme pour les chapeaux les plus fous… haut le scalp!
Il faut dire que les chapeliers n’ont jamais tari d’imagination pour concevoir leurs couvre-chefs que ce soit au XVIIIème siècle…


… ou encore de nos jours:


D’ailleurs, petite parenthèse, saviez vous que la faiblesse de l’état mental des chapeliers a une raison prosaïque: au XIXème siècle, les peaux destinées à la confection des chapeaux étaient traitées au nitrate de mercure pour les préserver. Or, une intoxication au mercure entraine des dérèglements profonds des capacités cérébrales avec notamment émergence d’hallucinations.
Ceci explique donc cela:



Revenons-en à notre prétendue suprématie dans la loufoquerie chapeautesque: il faut le savoir, dans la mode des chapeaux fous, il y a une très rude compétition dans la nature, et notamment chez une famille d’insectes aux casques abracadabrantesques, les Membracides:




Ces chapeaux, ou casques, les membracides semblent les utiliser le plus souvent pour se fondre dans leur environnement. Jugez-plutôt avec ces membracides déguisés en épines…


… en brindilles…


… en feuilles …


… en fourmis agressives…


… en guêpes menaçantes…


… en petite crottes…


… crotouilles blanches même…


… en graines…


Mais parfois on se demande s’il y a mimétisme ou pas:


Certains entomologistes s’amusent même à postuler que la fonction de ces casques est de pouvoir communiquer avec la planète dont proviennent les membracides… en même temps c’est pas en étant entomologiste qu’on se garantit d’avoir un humour à toute épreuve…

Bref, la plupart d’entre nous aura vu ces images, se sera extasiée, et aura continué son petit bonhomme de chemin sans prêter une plus longue attention à ces fascinants insectes. On fait d’ailleurs bien la même chose avec les chapeaux de ses dames britanniques, en ne nous souciant pas des origines psychologiques qui les poussent à acheter à prix d’or, puis porter, les œuvres exposées plus haut…
Heureusement pour nous, certains chercheurs sont plus têtus! C’est le cas de Nicolas Gompel et Benjamin Prud’homme qui se sont demandés quelles étaient la nature et l’origine des casques des membracides.
Comme ce sont des chercheurs précautionneux, avant de répondre à la question de l’origine de ce casque, ils ont voulu d’abord en savoir plus sur les membracides, et surtout savoir quelles sont les relations de parentés entre les membracides et les autres insectes. Pour cela, ils ont utilisé l’arbre phylogénétique suivant:



Qu’y apprend-t-on? Et bien déjà que les Membracides appartiennent au groupe des insectes hémiptères dont voici un panel représentatif:



Vous y reconnaitrez peut-être punaises, gendarmes et l’ennemi des vignerons, le phylloxéra.

Mais on y apprend aussi que le groupe d’espèces le plus proche des membracides, en terme de parenté, est celui des cicadas… Mince, c’est un terme anglophone… Peut-être que le son suivant vous mettra alors la cicada à l’oreille:




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Et oui, les Membracides sont les cousines de nos assourdissantes cigales (mes préférées étant les cigales d’anniversaires…)!


On a un peu du mal à y croire, jusqu’à ce qu’on compare les deux insectes, le membracide déchapeauté:

Comparaison d'une cigale (Tibicen sp.) et d'un membracide (Publilia modesta)


Mais en plus de nous surprendre sur la parenté étrange des membracides, l’arbre phylogénétique précédent nous apprend également que l’émergence de l’étrange casque des membracides (symbolisée par une flèche noire) a coïncidé avec la diversification de ces espèces, il y a 40 millions d’années. Ca veut dire en gros qu'au moment où les membracides ont divergé des autres hémiptères, il est vraisemblable qu’ils possédaient déjà leur casque caractéristique.

Benjamin Prud’homme et Nicolas Gompel se sont ensuite demandés quelle était la nature exacte des casques des membracides. Il s’avère qu’il s’agit d’un long débat entre entomologistes poussiéreux, démarré dans les années 50: d’un côté le camp considérant que les casques sont des excroissances du pronotum qui est la partie dorsale du premier segment du thorax des insectes… un schéma vaut mieux qu’un long discours:



L’autre camp défend l’idée qu’il s’agit plutôt d’appendices dorsaux du pronotum. Un débat existentiel, comme on ne sait plus en faire!
Depuis les années 50, le camp de l’extension du pronotum semblait cependant avoir largement gagné la bataille: d’une part, de nombreux hémiptères portent des extensions du pronotum, comme la punaise Dysodius magnus:


Par contre, à l’heure actuelle, aucun insecte vivant ne porte d’appendices dorsaux sur le premier segment du thorax. Pour information, ce qui distingue un appendice d’une simple extension du pronotum, c’est la présence d’une articulation entre le pronotum et l’appendice qui rend l’appendice mobile par rapport au reste du corps de l’insecte. Sur le thorax des insectes, il y a 6 appendices ventraux, les pattes, et généralement 4 appendices dorsaux, les ailes. Et si vous chopez un insecte, vous pourrez constater en effet que les ailes et les pattes sont reliées au reste du corps par une jonction articulée et qu’il s’agit bien d’appendices mobiles par rapport au reste du corps (et maintenant relâchez cet insecte bande de brutes!).
Sachant que le thorax est séparé en 3 segments, le prothorax, le mésothorax, et le métathorax notés couramment T1, T2 et T3, les segments T2 (meso-) et T3 (meta-) portent généralement une paire de pattes et une paire d’ailes et le segment T1 porte uniquement une paire de pattes. Comme c’est super clair, vous avez même pas besoin du schéma suivant, mais je le mets quand même:


Du coup vous pouvez quand même comprendre que, sachant qu’aucun insecte actuel ne porte d’appendices sur T1, les braves entomologistes qui postulaient que le casque des membracides est un appendice du segment T1 étaient la risée de leur communauté  scientifique.
Cependant, Nicolas Gompel n’arrivait pas à concilier l’avis consensuel des entomologistes avec certaines observations d’entomologistes amateurs sur le terrain qui, voulant capturer des membracides, se retrouvaient le plus souvent avec le casque entre les doigts tandis que l’insecte avait réussi à s’échapper. Comment les membracides pouvaient-ils se passer d’un segment de leurs corps? Si on imagine que le casque des membracides est un appendice, à l’instar des ailes, ces histoires semblent plus probables!
Pour en avoir le cœur net, Nicolas Gompel a commencé à lentement accumuler les indices:

1) le casque présente une certaine mobilité (voir la vidéo suivante où un expérimentateur teste la flexibilité du casque de Publilia modesta)