Avant de vous présenter les deux tomes du Parlement des fées de John Crowley réédité chez Terre de Brume, j'avais envie de vous faire partager la très belle écriture de ce roman par un extrait. Le voici et bonne lecture:
" Supposons que l'on est un poisson
Le ruisseau qui se jetait dans le lac coulait sur une longue piste rocailleuse, comme s'il descendait une volée de marches, à partir d'une grande mare creusée par une chute d'eau très haute, loin dans les bois.
Des flèches de lune frappaient la surface silencieuse de cette mare, avant de se tordre et d'aller se briser dans les profondeurs. Des étoiles reposaient sur la mare, montant et descendant avec l'arc continuel des vaguelettes qui avait son origine au pied de la chute d'eau. C'est ce qu'aurait vu quiconque se serait tenu au bord de la mare. Pour un poisson, une grande truite blanche qui dormait au fond, cela avait une toute autre apparence.
Qui dormait ? Oui, les poissons dorment, même s'ils ne pleurent pas; leur émotion la plus farouche est la panique, et la plus triste, une sorte de regret amer. Ils dorment les yeux grands ouverts, leur rêves froids projetés sur l'écran noir et vert du fond de l'eau. Pour Grand-père Truite, l'eau et sa géographie familière semblaient commandées par des persiennes fermées ou ouvertes selon que le sommeil venait et repartait; lorsque les persiennes étaient fermées, il voyait à l'intérieur de son intérieur. Les poissons rêvent en général des mêmes eaux que celles qu'ils voient éveillés, mais ce n'était pas le cas de Grand-père Truite. Ses rêves n'avaient rien des rêves-de-truite-qui-rêvent-de-leur-ruisseau, et pourtant eux aussi étaient peuplés d'évocations incessantes de son domicile aquatique, qui défilaient devant ses yeux dépourvus de paupières; et toute son existence devenait ainsi affaire de supposition. Des suppositions ensommeillées se succédant les unes aux autres à chaque palpitation de ses ouïes.
Supposons que l'on soit un poisson. Aucun endroit meilleur qu'ici pour y vivre. Une cascade charrie continuellement de l'air dans la mare, si bien que le simple fait de respirer procure du plaisir. Comme (en supposant que vous ne soyez pas amphibie) l'air pur et frais, renouvelé par le vent d'une prairie alpestre. Merveilleux, et gentil de leur part d'y avoir pensé; en supposant qu'ils se soient souciés de son bonheur ou de son confort, ou de celui de quiconque à vrai dire. Il n'y avait pas de prédateurs ici, et peu de concurrents, en raison (même si un poisson n'était pas censé le savoir) d'un ruisseau en amont peu profond et rocailleux, comme celui en aval, de sorte qu'aucune créature approchant sa taille ne pouvait atteindre sa taille ne pouvait atteindre la mare et rentrer en compétition avec lui pour l'avalanche continuelle d'insectes tombés des arbres nombreux et variés qui surplombaient la mare. Vraiment, ils avaient pensé à tout, à supposer qu'ils eussent pensé à quoi que ce fût.
Pourtant (en imaginant qu'il n'ait pas du tout choisi d'être relégué à nager ici) quel châtiment terrible et idoine, quel exil amer. Exposé dans du verre liquide, empêché de respirer, était-il censé faire d'éternelles allées et venues aux trousses des moustiques ? Il supposait que pour un poisson, le goût de ces insectes devait fournir la matière savoureuse de ses rêves les plus heureux. mais si l'on n'était pas un poisson, quel souvenir, cette multiplication infinie de gouttelettes de sang amer.
Supposons d'un autre côté que tout cela soit un Conte. Que malgré le degré de vérité de cette apparence de poisson satisfait, ou le degré d'acceptation de cet état de choses auquel il ait pu parvenir, il-serait-une-fois où une forme gracieuse apparaîtrait, plongerait le regard dans les profondeurs arc-en-ciel, et lui dirait les mots qu'elle serait parvenue à arracher à de maléfiques gardiens-de-secret en payant très cher de sa personne; avec un jaillissement d'eau étouffant il bondirait alors, les jambes frétillantes et ses nobles atours trempés, pour se tenir devant elle, haletant, rendu à lui-même, l'enchantement levé, la méchante fée sanglotant de frustration. A cette pensée, une image instantanée, une gravure en couleurs, se projeta dans l'eau devant lui: un poisson portant perruque dans un costume à col montant, une grosse lettre sous le bras, la bouche grande ouverte. Dans l'air. A cette image de cauchemar (venue d'où ?) ses ouïes se contractèrent et il se réveilla un instant; puis les volets se refermèrent. Rien qu'un rêve. pour quelques instants bénis, il n'imagina rien d'autre qu'une eau saine d'esprit et transpercée par la lune.
Bien entendu (les persiennes se mirent à se refermer doucement une fois encore) il pouvait imaginer qu'il était lui-même l'un d'eux, un gardien-de-secrets, un jeteur de sortilèges, un manipulateur maléfique; l'immortelle intelligence d'un mage réfugiée pour ses propres raisons subtiles dans un vulgaire poisson. Immortel: supposons qu'il soit ainsi: il a certainement vécu une éternité ou presque, a survécu jusqu'au temps présent (en supposant - divaguons davantage encore - que ceci soit le temps présent); il n'a pas expiré à l'âge d'un poisson, ni même à celui d'un prince. Il lui semble s'étendre vers l'arrière (ou bien est-ce l'avant ?) sans commencement (ou est-ce une fin ?) et il ne peut plus à cet instant se souvenir si les grands contes et les desseins qu'il suppose connaître et se remémore éternellement s'étendent dans le à-venir ou reposent morts dans le a-été. Mais supposez alors que c'est ainsi que l'on garde les secrets, que l'on préserve le souvenir des contes d'autrefois, mais aussi que l'on jette les sortilèges indéfectibles ...
Non. Ils savent. Ils ne supposent pas. Il songe à leur certitude, à la beauté calme, inexpressive, de leurs visages disant la vérité et de leurs mains occupées à assigner des tâches, aussi impératives qu'un hameçon enfoncé dans la gorge. Il est aussi ignorant qu'un alevin, il ne sait rien; il ne voudrait même pas savoir, ne voudrait même pas leur demander, même en supposant (une autre fenêtre intérieure s'ouvre en glissant silencieusement) qu'ils lui répondraient, si un certain jeune homme par une certaine nuit du mois d'Août. Debout sur ces rochers qui lèvent leur sourcil dans l'air agonisant. Un jeune homme frappé par une métamorphose comme cette mare fut autrefois frappée par l'éclair. Supposons seulement que cet homme imagine se souvenir, imagine que son ultime et unique souvenir est (le reste, tout le reste n'est que supposition) un horrible halètement étranglé dans une fatale absence d'eau, une fusion subite de bras et de jambes, les sauts convulsifs dans l'air (l'air !) et puis l'effroyable soulagement du plongeon dans l'eau froide, si douce, dans laquelle il lui faudrait désormais rester à tout jamais.
Et supposez qu'il ne puisse pas se souvenir de la raison pour laquelle cela est arrivé: qu'il suppose seulement, dans ses rêves, que c'est bien arrivé.
Qu'a-t-il donc pu faire pour vous causer tant de mal ?
Le Conte avait-il seulement besoin d'un messager quelconque, d'un maquereau, l'avait-Il saisi parce qu'il passait assez près pour cela ?
Pourquoi ne puis-je me souvenir de mon péché ?
Mais Grand-père Truite est endormi présent, car il ne pourrait rien supposer de tout ceci s'il ne l'était pas. Tous les volets sont fermés devant ses yeux ouverts, l'eau est partout alentour, mais aussi au loin. Grand-père Truite rêve qu'il est parti à la rêve."
John Crowley, Le Parlement des fées, tome 1, pp.93-99