LE SENS et autres textes

Par Jean-Jacques Nuel

LE GUET
Le ciel était constellé d'escales. L'une d'entre elles seulement recélait un piège, réputé mortel ; aussi le héros sans cesse devait se tenir sur ses gardes, au plus fort de la rencontre, de l'amour et de l'émerveillement.

BALANCE
Si l'on en croit les statistiques, on peut avancer que depuis l'irruption sur la terre de l'homme, ce mammifère intelligent, le nombre des naissances est à peu près équivalent à celui des décès parmi sa race. A noter toutefois un très léger excédent des naissances, dû probablement à leur antériorité sur les décès ; il aurait fallu en effet que l'agent recenseur comptabilise par anticipation les morts à intervenir pour ne pas fausser la balance. Mais le lecteur aura rectifié de lui-même.

LE PIEGE
Parvenu au milieu du désert, le fugitif s'aperçut qu'il n'avait plus assez de vivres et d'eau pour continuer sa route. Désormais, qu'il revienne sur ses pas ou poursuive devant lui, en quelque sens qu'il se tourne, il n'irait nulle part.

LE NOMBRE
Lors de la visite de la bibliothèque régionale, on lui montra les silos à livres, noires tours aveugles dans le ciel ; il pensa que ses trois ouvrages, qu'il avait mis quinze ans à écrire, reposaient là, étouffés par des millions d'oeuvres, et se sentit soudain plus insignifiant que la blatte qui courait sur le sol, entre la pelle et le balai.

UN CAS
En ce mois de novembre 1957, les clients du docteur L., psychanalyste de son état, connurent des séances particulièrement agitées. Le vieux docteur, devenu prostatique, devait se lever tous les quarts d'heure pour satisfaire un impérieux besoin d'uriner, et interrompait chaque fois le discours de ses patients. Il convient d'ajouter qu'une autre gêne, liée à la configuration des lieux, rendait la situation des malades encore plus inconfortable. Contrairement à ses confrères, l'analyste était très pauvre, n'ayant jamais voulu pratiquer les tarifs prohibitifs de la profession et oubliant parfois de réclamer son dû aux moins fortunés ; aussi n'occupait-il qu'un modeste logis. Son cabinet était une pièce minuscule, avec une seule fenêtre sous laquelle il avait installé son fauteuil, du côté opposé à la porte ; le divan, au milieu, s'étendait sur toute la largeur du réduit, sans qu'il reste d'espace pour le contourner. Cette singulière disposition expliquait une pratique du docteur, tout-à-fait unique parmi les analystes : en début de séance, il précédait le client dans la pièce, puis escaladait tant bien que mal le divan pour gagner son fauteuil. Le lecteur comprend mieux désormais combien cette hypertrophie de la prostate - maladie courante chez les hommes âgés - perturba les cures des clients, ceux-ci devant fréquemment se lever pour permettre au docteur d'accomplir, aller ou retour, ses laborieux franchissements.

LE SENS
On se regarde vieillir comme on suit des yeux le cours d'une rivière ; on se regarde écrire, la main avance vers la fin.

(Ces petits textes, écrits voici une vingtaine d'années, ont été publiés en revues et magazines.)