Le nom (extrait 2)

Par Jean-Jacques Nuel

Un nouvel article critique sur le roman Le nom, dans un numéro récent de la revue Hauteurs et sous la signature de Gilbert Millet, m’incite à mettre en ligne un deuxième extrait de ce bref récit, publié l’an dernier aux éditions A contrario.

Le passage se situe après que le personnage central du roman, un écrivain, a trouvé son inspiration définitive dans l’écriture de son propre nom, recommencé sans cesse.

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Pendant près de deux heures il ne trouva rien d’autre à écrire que le nom. Il ne trouva rien de mieux. Sans précipitation mais sans hésitation, il le traçait avec un plaisir égal et constant, renouvelé, un plaisir sans mélange, sans arrière-pensée, sans cette ombre perpétuelle du doute et de l’insatisfaction qui plombe le travail de l’écrivain. Un plaisir qu’il n’avait que très rarement éprouvé jusqu’alors, sauf - le souvenir lui revint d’un coup - en écrivant un nombre dans le corps d’un texte.

L’écriture des nombres avait toujours été un plaisir intense, une authentique jouissance, un moment isolé et trop bref de délice au cœur des affres de la création littéraire. Il aurait aimé le prolonger. Si cela avait été possible (et de nature à constituer une œuvre), il aurait voulu n’écrire que des nombres, des suites immenses et recommencées de nombres en recopiant d’interminables additions, la litanie des tables de multiplication, des logarithmes, des fractions aux numérateurs et aux dénominateurs gigantesques, ou une division poussée très loin, sept chiffres après la virgule. Depuis l’enfance les nombres le fascinaient, et singulièrement les nombres écrits en toutes lettres - qu’il aimait à voir se développer sur une ou plusieurs lignes. La différence de traitement d’un nombre, entre le raccourci du chiffre et la longue écriture littérale, l’écart entre ses deux versions, se révélait vertigineuse et le ravissait toujours. Ainsi, pour donner l’exemple d’une date, passer de 27.11.1997 (en chiffres) à vingt-sept novembre mille neuf cent quatre-vingt dix sept (en lettres), passer de huit chiffres à quarante-huit lettres, sans compter les espaces et les traits d’union lesquels, si on les incluait dans le calcul, porteraient la date écrite à cinquante-sept signes, contre dix seulement pour la date chiffrée en ajoutant les deux points intermédiaires, soit un rapport de un à cinq virgule sept entre les deux versions de la même date, une telle transformation donnait l’impression, pour prendre une image empruntée au vocabulaire informatique, de passer d’un fichier compressé à un fichier décompressé.

Le plaisir de l’auteur avait une autre cause que le pur déroulé des lettres. Les nombres étaient parfaits et définitifs. (Il est plus facile de trouver le nombre juste que le mot juste, il suffit de savoir compter). Une fois choisis et retenus, ils n’étaient plus susceptibles d’amélioration. On n’allait pas revenir sur eux, comme on revient sans cesse sur le style, cent fois sur le métier remettant l’ouvrage de la phrase, dans un sentiment de souffrance, de découragement et d’échec. Il pouvait donc écrire les nombres lentement, mais sûrement, pour la première et dernière fois, dans la certitude tranquille et installée qu’il n’aurait plus à les corriger. Il en avait fini avec eux. Dans sa littérature en perpétuel chantier, mouvante comme la mer recommencée, les nombres représentaient des îlots de perfection, des barrières de récifs, des bribes de texte achevé. Dans les moments de doute il se raccrochait à eux.

De la même façon, le nom, ce mot inventé la veille et repris déjà plusieurs centaines de fois dans son cahier, lui paraissait définitif. Lui non plus n’était pas susceptible d’amélioration. Des siècles avaient été nécessaires pour parvenir à sa forme définitive et le garder jusqu’à nos jours, une chaîne ininterrompue, des générations et des générations, des vies et des morts innombrables d’ancêtres qui s’étaient transmis précieusement le nom, comme un coureur de relais qui passe le témoin, qui avaient su le conserver, le véhiculer, préserver ce trésor immatériel qui excédait leurs courtes et fragiles existences. Le nom était l’œuvre du temps. Le fruit d’un travail collectif, d’une sédimentation lente de la langue, après les glissements graphiques et phonétiques du Moyen Age, un mot enfin stabilisé, statufié. Tout le reste n’était que littérature : approximation, bavardage. Hésitation, mode, confusion. Insatisfaction. Le nom était la solution. Quelle œuvre plus achevée pourrait-il écrire que l’énoncé de ce nom ? Pourquoi ne pas réduire son œuvre à ce nom ? (le mot réduire n’ayant dans l’esprit de l’auteur rien de réducteur). A sa profération, sa scansion, sa prolifération. Maintenant qu’il en avait fait un nom commun, par l’oubli approprié de sa majuscule, il pouvait le reproduire, et même en nombre, et même à l’infini, car les choses communes sont infinies. Comme les fleurs, les feuilles, les fruits. L’herbe. Les insectes. Les poissons dans les eaux. Les oiseaux dans le ciel. Les bêtes sauvages et les reptiles. Les arbres dans les forêts. Comme les grains de sable et les étoiles. Son œuvre ne connaîtrait pas de limite. Et sa gloire non plus.